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effort vers l’enfantement de l’avenir qui fait vibrer, d’un pôle à l’autre, le Nouveau Continent ? Il m’a semblé retrouver chez la jeune Bogotane quelques-uns des traits que M. P. Bourget, dans Outre-Mer, relève en sa cousine à la mode de New York ou de Baltimore. D’abord elle est, en somme, maîtresse absolue, inconditionnelle, de ses destinées, et ni père, ni frère, ni mère, ni tuteur ne la contrarieront jamais dans ses élections irrévocables. Puis, — conséquence même de son affirmation précoce, au sein de sa famille tout aimante, — elle rencontrera une docilité condescendante à ses jeunes vouloirs, à ses fantaisies. L’éducation qu’elle aura reçue au Colegio de la Merced ou à la Enseñanza ne l’aura point jetée dans l’aversion mystique du monde, ni dans l’inquiétude de ses perverses dissimulations. Elevée dans l’attente paisible et sûre d’une union où son cœur seul sera écouté, elle ne participera point aux émotions troublantes, mais non plus aux déceptions du mariage européen ; et ses traits sans impatience diront assez qu’elle se repose de l’avenir sur le présent, certaine de goûter à son tour les courtes heures divines que la vie dispense. Enfin, avec le mariage, elle trouvera, non une sujétion nouvelle, parfois plus dure, succédant à celle du foyer paternel, mais, du moins très souvent, un milieu espéré, préparé, de confiance réciproque, où les droits de l’épouse seront pesés dans la même balance que les devoirs du mari. Au surplus, il semble qu’en ce stade définitif de leur existence, les Colombiennes se montrent dignes de leur bonheur. La mauvaise fortune, pierre de touche de tant de dévouemens, les trouve inébranlablement fidèles à l’étoile choisie. Et, quant au « mur de la vie privée, » il est assez haut et épais pour dérober totalement aux regards des tiers ce squelette que, selon l’expression anglaise, chaque famille cache dans son armoire.

Et puis surtout, je le répète, il y a cette liberté intense du désir vers ce qui semble beau, juste et bon, ces franchises du cœur qui ne s’embarrassent pas des questions de fortune, de situation, qui comptent pour rien, ou presque, la dot, les revenus, les « espérances, » toutes les spéculations plus ou moins avouables qui servent trop souvent de base, en Europe, à nos desseins matrimoniaux. Qui sait si ce n’est pas encore là l’un des secrets du bonheur ? S’il n’y a pas un peu de chimère et de duperie dans notre culte, à nous autres, pour cet argent qui nous donne si peu et qui nous coûte tant ? Oui, je la trouve heureuse, je la