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nouveau métier, — il avait alors 37 ans, — l’idée lui vint d’offrir, moyennant 1 franc versé comptant, 20 portraits-cartes dont le prix, fixé à 20 francs, devait être acquitté par acomptes longuement échelonnés. C’était en 1856, dans la primeur des inventions qui venaient de transformer le daguerréotype.

Les cliens affluèrent ; de l’aurore au coucher du soleil, Crespin photographiait sans trêve. Débordé par la besogne, il s’adjoignit des aides, devint patron, et engagea un personnel de courtiers qui multipliaient les chalands. Il songea aussitôt à leur vendre, dans les mêmes conditions de paiement, autre chose que leur image : du linge, des vêtemens. Et, comme il n’avait pas le moyen d’acquérir lui-même ces marchandises pour les revendre, il s’entendit avec certains commerçans, qui prirent, pour espèces sonnantes, les « bons d’achat » émis par lui.

Le mécanisme de l’opération était fort simple et il a peu varié depuis l’origine : Crespin délivrait à ses « abonnés, » — c’est le tenue en usage, — des « bons » de crédit d’une valeur cinq fois supérieure à la somme qui lui était versée en argent. Munis de ces titres, les porteurs faisaient immédiatement emplette de ce qu’ils désiraient dans les magasins dont on leur remettait la liste et entre lesquels ils avaient le droit de choisir. Le montant des bons était ensuite soldé par Crespin à la maison qui les avait reçus en paiement, sous déduction d’une remise convenue.

L’attrait et, dans les milieux très modestes auxquels on s’adressait ici, le besoin du crédit est si grand, que l’entreprise réussit à merveille. Les affaires augmentaient chaque année d’un million de francs ; le local des Batignolles, devenu insuffisant était abandonné pour un autre, et, après plusieurs agrandissemens successifs, à la boutique du début s’est substituée une administration pompeuse étalant, boulevard Barbes, sur un terrain de 17 000 mètres, des bâtisses à coupole, ornées de statues de Falguière et d’un fronton de Dalou. Il s’y trouve des écuries copieuses en marbre et une « harmonie » de 100 musiciens amateurs, employés aux recouvremens.

Le fondateur de cette vaste machine n’en a pas vu l’apothéose ; même il a maigrement joui de son succès. Sa raison s’était troublée ; il lui fallait, de temps à autre, s’enfermer de longs mois dans l’isolement ; dix ans avant sa fin, il avait dû abandonner la direction de sa maison et se retirer à la campagne. Dans sa famille, nul successeur capable ; un fils unique, mort