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LE FANTÔME.

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Milan, 4 septembre.

… Quelques journées douces, et celle qui vient de finir très cruelle dans ses dernières heures, avec un sentiment nouveau des conditions d’inévitable douleur qu’enveloppe la situation où je me suis mis, et dire que je ne les ai pas vues ! Après la crise de l’arrivée à Promontogno, j’avais pourtant reconquis mes nerfs. J’avais eu honte de tant laisser voir mon trouble intérieur, devant l’effort constant d’Éveline pour dominer elle-même l’expression de ses inquiétudes à mon égard. Depuis Que nous avons quitté l’Engadine, elle essaie de ne plus m’interroger, quand elle me voit pris auprès d’elle de mes accès de silence et de mélancolie. Nous sommes mariés depuis deux mois, et elle n’a plus l’âme tout ouverte de ses fiançailles. Elle n’est plus l’enfant épanouie du départ. Sa confiance des premiers jours s’est tournée en une appréhension. Elle est moins imprudente, mais à quel prix ! Quand je constate que j’ai déjà usé quelque chose en elle, que je lui ai enlevé, par la seule contagion de ma secrète folie, un peu de sa spontanéité de jeunesse, alors d’autres remords me viennent, qui me rendent mon énergie. À Promontogno, je m’étais repris en main. Je m’étais dit : — Je n’ai pas trouvé dans ce mariage ce que j’en attendais. Je ne pouvais pas l’y trouver. Ce que j’ai voulu n’était pas humain. J’ai été trompé par le mirage de mes souvenirs. Je n’aime pas, je ne pouvais pas aimer Éveline comme j’ai aimé Antoinette, ou plutôt j’ai aimé Antoinette, et j’ai cru qu’elle revivait pour moi dans Éveline, trompé par une illusion sentimentale que la réalité de la vie commune a dissipée. Cette saisissante ressemblance entre elles, qui m’est devenue si douloureuse dans l’intimité physique, m’avait pourtant été douce dans l’intimité morale. Si j’essayais de la reprendre ? J’avais rêvé d’être pour Éveline l’époux-amant : si j’essayais d’être l’époux-ami ? Cette sensation d’inceste qui s’est soudain mêlée à mon désir pour le corrompre, et que je ne peux matériellement pas supporter, je ne la rencontrerai pas sur cet autre chemin. Que j’arrive avec cette enfant à la communion d’esprit, et, si je n’ai pas réalisé tout ce que j’ai désiré, ma part sera encore assez belle. En tous cas, ma vie conjugale sera possible, et je dois tout essayer pour la rendre possible…