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LE FANTÔME.

ce sentiment aussi désintéressé que le rayonnement de la lumière dans le ciel, que l’épanouissement des fleurs sur les branches, que toutes les énergies bienfaisantes de la nature. Jamais il n’avait été même touché par la pensée que cette prodigalité de ses trésors d’affection lui donnât droit à un retour. Et cependant, lorsqu’il eut Uni de lire ces fragmens révélateurs du journal de Malclerc, ces pages où le complice d’Antoinette avait raconté le roman secret de cette amie, idolâtrée vingt ans, avec tant de renoncement, mais aussi avec tant d’aveuglement, ce grand amoureux ne put s’empêcher de frémir de la plus violente, de la plus animale des haines. Toute la ferveur de son ancienne idolâtrie se tourna soudain en une aversion presque féroce contre celui qui avait été le héros de ce roman, contre cet homme que la morte avait aimé. Dans ces confidences où se trouvait ramassé un drame conjugal si poignant, si chargé de menaces pour l’avenir de la plus attendrissante des victimes, le vieillard n’aperçut, le manuscrit une fois refermé, que cette unique et douloureuse chose : « Antoinette avait aimé !… » Cette bouche, dont il revoyait en pensée la ligne idéalement fine et frémissante, avait murmuré des paroles d’amour, donné des baisers d’amour ! Ces yeux, dont l’impénétrable et doux regard le poursuivait du fond de la tombe, s’étaient baignés des larmes de l’amour, illuminés de la brûlante flamme de l’amour ! Les masses fauves de ces beaux cheveux, des mains d’amant les avaient caressées et déroulées ! Un amant avait étreint et possédé ce corps délicieux ! Un amant avait reçu d’elle et lui avait donné cet ineffable bonheur de l’extase partagée, si divine à goûter entre les bras d’une créature comme elle, que cet amant n’avait pu l’oublier, qu’il en demeurait blessé d’une inguérissable nostalgie !… À cette idée, un sursaut de répulsion faisait vibrer d’Andiguier tout entier. Ce phénomène d’attrait et d’antipathie à la fois, qu’il avait éprouvé à la première rencontre avec Malclerc, s’expliquait maintenant. Une double vue de son cœur l’avait averti. Il avait été attiré par une influence d’Antoinette devinée, pressentie chez cet inconnu. Il avait été repoussé par une intuition de l’odieuse vérité. Qu’elle lui était odieuse, en effet, si odieuse que la préoccupation qu’il aurait dû avoir d’Éveline et de ce mariage monstrueux avec l’amant de sa mère s’effaçait, s’abolissait complètement. Ce fervent, ce dévoué Philippe d’Andiguier, que bouleversait, ce matin même, la seule pensée