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LE FANTÔME.

de faire, par tout son procédé, d’une personne ingrate, une très ingrate… » Défendre Éveline, après ce qu’il venait d’apprendre, avec autant, avec plus de fidélité que s’il n’eût jamais su le secret d’Antoinette, n’était-ce pas pour d’Andiguier dire à celle-ci, lui crier, de par delà les années, de par delà la mort : » C’est un autre que tu as le plus aimé, mais c’est moi qui t’ai le plus aimée. Ce bonheur que tu lui as donné, c’est moi qui le méritais. C’est moi qui réparerai le mal qu’a causé l’homme que tu m’as préféré, moi qui défendrai ta fille, et contre lui, qui est en train de la tuer !… »


Défendre Éveline ? Mais comment ? Cette question, d’Andiguier se la posa et se la reposa bien des fois durant les longues heures de cette méditation, sans pouvoir y répondre. Vainement apportait-il, à en considérer les diverses faces, toute la vigueur d’esprit que lui donnait, avec l’expérience de ses soixante-trois ans, son brûlant désir d’être bienfaisant à l’enfant de la morte. Il se rencontre dans la vie des situations sans issue, qui semblent ne comporter d’autre remède que l’attente. Les pires misères, et qui paraissent les plus inguérissables, finissent avec le temps, ou plutôt, elles ne finissent pas, elles s’usent. Mais avant que cette force d’usure n’ait exercé son irrésistible pouvoir, il y a vraiment des problèmes de destinée insolubles. Le mariage d’Éveline en était un. En épousant la fille de sa maîtresse comme il avait fait, à cause du sentiment qu’il gardait à la mémoire de la morte et halluciné par le mirage d’une saisissante ressemblance entre ces deux femmes. Malclerc s’était engagé, et il avait engagé avec lui cette innocente, dans une de ces impasses morales qui ne permettent à un couple humain ni d’y rester, ni d’en sortir. Quoique le cas n’ait été prévu par aucun code, et qu’au demeurant il eût eu le droit strict d’agir comme il avait agi, il n’en avait pas moins manqué à une de ces lois non écrites que la conscience reconnaît comme absolument, comme irrévocablement impératives. Cette substitution, sentimentale et physique, de l’épouse à la maîtresse, de la fille à la mère, constituait une véritable monstruosité. C’était une anomalie et d’autant plus irréductible que le charme de cette vivante n’avait même pas eu raison du souvenir de cette morte. Le malheureux, — son journal l’attestait avec trop d’évidence, — n’était arrivé qu’à empoisonner, c’étaient ses propres termes, son présent par son passé, et son