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LE FANTÔME.

descendions, et, après avoir marché un peu, nous nous asseyions sous un pin, toujours le même, dans une clairière, moi à ses pieds, elle caressant mes cheveux. Les oiseaux chantaient. Les feuilles frémissaient. Le ciel était bleu, et je regardais ses yeux, que je laissais descendre au fond, tout au fond de mon cœur. C’est qu’alors, je n’avais rien à cacher ! Quand nous causions, jamais Antoinette ne rencontrait en moi la place de silence, le coin fermé, la chambre où l’on n’entre pas, comme a dit Éveline.

— Dieu ! si celle-ci soupçonnait ce que je cache dans la chambre close, et quel fantôme elle y verrait !…

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3

Naples, 7 octobre.

… Mes grandes heures émotionnelles ont toujours été la nuit, quand, couché dans mon lit, je laisse ma pensée s’amplifier en moi, librement, indéfiniment. Elle va, se développant, jusqu’au bord extrême de mon être. Je la sens me dévorer, les idées se présenter avec un relief de choses réelles, les souvenirs grandir sur les souvenirs, toute une architecture de regrets et de désirs, d’espérances et de volontés, qui monte, monte et monte. Je ne dirige plus mon âme. Elle vit d’une vie à elle, indéterminée, démesurée, dont je suis le témoin et la victime. En vain, dans des périodes de troubles profonds, comme ceux d’à présent, ai-je essayé de me débattre, de gouverner ces accès de fièvre imaginative. Ils ont toujours été les plus forts, mais jamais ils ne m’ont envahi avec l’intensité qu’ils ont prise ces dernières semaines. Jamais non plus je n’avais éprouvé, à leur occasion, ce que j’éprouve, étendu dans les ténèbres, sentant ce travail intérieur commencer dans mon esprit, et, à quelques pas, dans la chambre voisine, dont la porte n’est pas fermée, Éveline est endormie. Je me lève parfois pour marcher sur la pointe des pieds jusqu’à cette porte, et m’assurer de son sommeil. J’entends aller et venir son souffle égal, j’entends presque le battement de son cœur. Cœur si jeune, si pur, qui n’a jamais palpité que pour des sentimens simples et vrais ! Et je reviens m’étendre dans mon lit, et je songe, tandis qu’elle dort, que sa destinée se joue en moi, dans ce drame d’émotions contradictoires et indirigeables, dont je suis le théâtre. Ah ! J’aime encore mieux qu’elle dorme, qu’elle