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d’un miroir plat est également recommandé, « afin d’y regarder souvent son ouvrage qui, étant vu ainsi en sens contraire, paraîtra, de la main d’un autre, et les erreurs y seront, alors plus manifestes. » Pour ne pas se fatiguer de cet ouvrage, il importe aussi de temps à autre « de prendre quelque distraction, car en revenant aux choses, on y a un meilleur jugement ; rester sans bouger sur l’œuvre fait qu’on se trompe fortement. » Mais si par un effort trop prolongé on s’est, rendu incapable de juger ce qu’on a fait, pour s’éclairer on demandera conseil à quelque ami, « et de préférence à celui qui se corrige bien soi-même. » Ses observations et ses critiques seront pesées avec soin pour apprécier leur justesse, en tenir compte, si elles sont fondées, et, si elles paraissent fausses, montrer son erreur à celui qui les a faites. Le contentement de soi-même est une marque et une cause d’infériorité. « Quand le jugement de l’artiste surpasse son œuvre, c’est un très bon signe, et si l’homme qui a une telle disposition est jeune, il deviendra sans doute un maître excellent. »

Tout ce qui peut développer l’esprit profite à l’artiste. Avide de s’instruire, Léonard lui-même lisait beaucoup, et sa bibliothèque, dont le marquis d’Adda nous a donné la composition[1], témoigne de l’universalité de cette intelligence désireuse d’établir entre toutes les branches du savoir bu main une solidarité dont son génie encyclopédique lui avait, de bonne heure donné l’intuition. Mais bien plus que les livres, la nature était pour lui la véritable source de tout savoir. C’est à elle que le peintre doit toujours recourir : « Celui qui prend pour guide les œuvres d’autrui ne fera jamais que des ouvrages médiocres ; mais s’il étudie la nature, il en tirera les meilleurs fruits. » La façon dont Léonard la regarde et l’interprète montre assez quel amour il avait pour elle et les jouissances qu’il goûtait dans sa contemplation. En même temps qu’il en reproduit exactement les formes, il en dégage la beauté, et ses dessins relèvent à la fois de la science par leur extrême justesse et de l’art le plus élevé par leur charme poétique.

Cet accord intime entre la clairvoyance de l’esprit et la richesse de l’imagination suppose chez Léonard un équilibre parfait. En faisant taire en lui toutes les basses inclinations qui pourraient le troubler, il arrive à cette sérénité morale qu’il souhaite à l’artiste parce que seule elle lui permettra de se donner tout

  1. Libreria di Lionardo da Vinci ; Note di un bibliofilo, 1873.