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daient des sentimens ?… J’ai voulu croire, quand j’ai deviné l’amour d’Éveline, qu’Antoinette eût favorisé, qu’elle favorisait cet amour. Si c’était le contraire ? Si cette impossibilité de bonheur était une vengeance de la morte, une possession de mon esprit par son esprit ? Ou, simplement, si mon mariage était, pour elle, dans ces ténèbres où elle est tombée d’une si tragique façon, sans confession, sans repentir, la forme de son supplice éternel ? Si c’était là son enfer, cet enfer auquel croit Éveline, — et elle n’est pas une illuminée ! — auquel croit ce prêtre, — et il est si sage !…

Vers le matin, et quand la blafarde lueur du petit jour commença de se glisser par l’interstice des rideaux, cette exaltation se dissipa. Je passai un costume de chambre et je revins m’asseoir au chevet du lit d’Éveline, toujours sans la réveiller. Accoudé sur la table de nuit, je regardais dans ce crépuscule du matin les traits si délicats dans leur sommeil toujours calme, la minceur de son cou autour duquel s’enroulait la lourde tresse blonde de ses cheveux, l’attache menue de son poignet, tous ces signes d’une grâce presque trop fine, fine jusqu’à la fragilité. Un autre sentiment s’empara de moi, en présence de cette douce enfant endormie, avec une force souveraine. Je me dis que j’avais, dans ce désarroi de ma vie sentimentale et morale, un devoir encore, de quoi m’estimer un peu tout de même, de quoi agir, sinon tout à fait bien, moins mal. Ce devoir consiste à redevenir maître de moi, et à épargner à ma femme, — car enfin, quels que soient mes torts envers elle dans mon passé, ces torts appartiennent au passé, et, dans le présent, elle est ma femme, c’est-à-dire un être qui m’a pris pour soutien, à qui j’ai juré de servir d’appui, — à lui épargner donc les contre-coups d’affolement comme ceux que j’ai traversés dans cette terrible nuit. Il faut que je me ressaisisse, que je tienne enfin ce rôle que je peux tenir, et qui se résume dans cette modeste, mais si nette formule : le chef de la communauté. J’ai mal agi en l’épousant, très mal, plus que mal, criminellement. J’en suis puni par de grandes tortures morales, et c’est justice. Ce qui ne l’est pas, c’est qu’Éveline, qui, elle, n’est coupable de rien, souffre de mes fautes, ou, — j’hésite à écrire ce mot, quand il s’agit de la « pauvre Ante », — des fautes de sa mère. Elle n’en souffrira plus. J’ai pris la résolution de me simplifier le cœur, d’exécuter enfin cet effort sur