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coup de dés ; ou encore l’expiation du crime inconnu résolue dans le débat secret et la justice muette de la conscience. L’histoire qu’on écrirait, chronique secrète, un peu à côté, sans doute, mais poignante, si jamais l’on pouvait connaître toutes les passions qui s’agitaient sous la cuirasse de ces rudes envahisseurs ! Y mêlaient-ils enfin, tel ou tel d’entre eux, la foi de la croisade ? Bien qu’ils aient usé et abusé d’un masque si commode, leur procès, qu’on n’achèvera jamais d’instruire complètement, laisse un recours ouvert à tous les septicismes.

Et, après tout, qu’importent à une telle valeur les raisons ultimes ? C’est en soi et pour soi qu’il est admirable, cet élan, par exemple, d’où est sortie la conquête de Bogota, cette épopée dont je foule en ce moment même le berceau, où périrent six cent soixante des huit cent vingt risque-tout qui l’avaient tentée, chapitre de Xénophon illustré par Salvator Rosa. Il faut être ici, il faut l’avoir refaite après eux, avec toutes les commodités modernes, cette route de deux cents lieues qui vient aboutir à la Mequeta des Muyscas, pour se rendre vraiment compte de ce qu’avait d’héroïque, d’insensé, une telle marche de onze mois en forêt vierge pour cette poignée d’aventuriers aux ordres d’un homme courageux, mais sans nulle expérience des armes et frais émoulu du barreau. Non seulement il convenait d’avoir l’âme chevillée au corps, mais quel superbe, quel farouche vouloir ! Et elles parlent mieux, ensuite, ces armes que lui donna, au retour, le roi d’Espagne : un lion tenant une épée ; une montagne sur des flots semés d’émeraudes ; des arbres sur champ d’or.

Du départ de la côte à la fonda lion de Santa-Fé sur les ruines de l’indienne Bacata, que de misères, et quel orgueil lyrique on devine sous la plume des chroniqueurs du temps, de Pierahita, de Gomara, de Castellanos ! Il y a surtout une page angoissée, une page où l’on sent que toute la ténacité valeureuse des hommes va être obligée de plier devant l’impossible ; c’est au moment de l’arrivée harassée à Tamalameque et de la perte de la flottille qui devait coopérer par la voie fluviale à la découverte des terres. Alors la lassitude, la défection, sont les plus fortes, crient bien haut, menacent de tout entraîner, de briser le plan de fer de l’Adelantado. El puis, ô prodige ! il suffit d’un rien, d’un simple pagne de coton bleu trouvé par hasard, indice de la civilisation prochaine, pour rendre ces lions à eux-mêmes, pour les galvaniser à nouveau. La fortune leur revient avec la pointe hardie