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LE FANTÔME.

que mon père, qui valait moins que ses aînés, puisqu’ils l’ont fait si sain encore, si équilibré, et qu’il m’a fait si malade ! Comment, moi, aurai-je fait mon fils ? Et pourvu que ce soit un fils !… C’est une de mes terreurs que ce ne soit une fille, et que je ne retrouve, dans ses traits, dans ses yeux, dans ses gestes, quand elle grandira, cette identité du type, qui m’a tour à tour tant séduit et tant fait souffrir auprès d’Éveline. Ce serait la tragédie de mon mariage, renouvelée à chaque seconde, incarnée dans cette chair où il y aurait un peu de nos trois chairs, de la chair d’Éveline, de ma chair, de la chair d’Antoinette. Ce serait cette sensation de l’inceste, qui m’obsède, mais perpétuée dans cette enfant, mais allante et venante, indestructible… Et j’ai peur, oui, j’ai peur des mouvemens du cœur qui se soulèveraient en moi. On peut haïr son enfant : c’est horrible, mais cela se rencontre. Que le sort m’épargne cette épreuve !…


Nous faisons si peu un ménage, tout en vivant, en respirant côte à côte, que cette naissance d’une fille, dont je frémis d’horreur par avance, est précisément ce qu’Éveline souhaite avec le plus de passion. Elle ne se doute pas du mal qu’elle me fait, quand, assis tous deux au coin du feu, en tête à tête, il lui arrive de m’entretenir de ses ambitions maternelles. Elle me donne alors, de ses préférences, des raisons si pures, si simples, qui tiennent à sa façon toute droite, toute loyale de comprendre et de sentir la vie :

— Une fille, vois-tu, me disait-elle hier encore, ce sera mon enfance retrouvée et prolongée. Elle sera pour moi ce que j’ai été pour ma mère. Je serai pour elle ce que ma mère a été pour moi. Je retrouverai, à la distance de l’âge et avec les rôles renversés, la même façon de vivre dans la même maison. Je suis si heureuse que cet hôtel n’ait pas été vendu ! J’aime tant l’idée que je dors dans la chambre où maman dormait ! J’aimerai tant l’idée que ma fille dorme dans la chambre où je dormais toute petite ! Je voudrais penser, qu’après moi, elle habitera ici encore. Un fils, je le chérirais bien aussi, mais il me donnerait moins cette impression de la vie continuée, qui m’est si précieuse. Je n’ai pas eu de frère, et j’ai à peine connu mon père. La famille, pour moi, c’est une mère et c’est une fille. Pardon, ajouta-t-elle, en me prenant la main, c’est toi aussi…

Elle venait, une fois de plus, d’apercevoir sur mon visage le