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voyager les tout petits enfans… Et c’est inévitablement, quand j’arrive à l’angle Nord de ces formidables constructions militaires, que m’envahit toujours, je pourrais dire coïncidant avec la même dalle, la notion certainement approchante de tout l’effort déployé dans la réalisation de ce plan cyclopéen. Matière indestructible soit, mais chèrement payée. On reste un peu effaré malgré ; tout, quand d’authentiques calculs vous l’ont passer sous les yeux une addition de 59 millions de piastres ou 236 millions de francs ainsi engloutis en architectures.

La légende veut que Charles-Quint, lorsqu’on lui présenta ce compte exorbitant, saisit une lunette et, la braquant par-dessus l’horizon pierreux et désolé de San-Yuste, murmura avec une ironie désenchantée : « Peut-on les voir, ces murailles ? Elles doivent être bien hautes pour ce prix-là ! »

Ah ! leurs Indes occidentales ! Tout ce qu’elles ont valu de soucis, de découragemens, de nuits d’insomnie à ces rois d’Espagne qui ont successivement étendu leur sceptre sur elles ! Impuissans, malgré leur immense pouvoir, à se rendre compte personnellement de ce qui se passait si loin, cherchant sans cesse à se renseigner, à contrôler les uns par les autres, mais toujours circonvenus, sollicités, trompés, aussi bien par les rapports des conquistadors que par ceux des Visiteurs qu’ils envoyaient pour mettre les premiers à la raison, pressentant pourtant les perfidies, les trahisons, les férocités, les abus de la force, les massacres, soupçonnant certainement beaucoup, mais n’arrivant à la certitude que des années après, lorsque le crime était devenu irréparable et le criminel descendu dans la tombe… Sans parler des disgrâces d’un Colomb, d’un Fernand Cortex, saura-t-on jamais combien de ces satrapes de fortune partis en haillons pour l’Ultramar et revenus inopinément afficher une richesse non moins insolente que scandaleuse, se sont dû voir attirer par le monarque dans l’embrasure d’une de ces grandes fenêtres ouvrant sur les tristes lointains du Guadarrama, et cingler au visage de deux mots plus douloureux que la malédiction de leurs victimes ? Non, ce ne devait pas être une destinée enviable que de gouverner cet empire sur lequel ne se couchait pas le soleil. Sous ces dehors de gloire, que d’incurables plaies, que de bouleversemens en préparation continuelle ! La grande faute de l’Espagne fut de penser que l’épée, ou, à son défaut, la croix, suffirait toujours dans la balance. Durant quatre longs siècles,