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constater que cette rhétorique est le prolongement de celle du romantisme.

L’exaspération libertine, l’impuissance à se gouverner soi-même et à dominer ses sensations, l’inconscience où se brouillent les notions, l’obscurcissement de la raison, l’incohérence des idées et des mois, la niaiserie dolente, l’incontinence du verbiage qui coule et qui flâne, ce sont, dans l’art comme dans la vie, les signes ordinaires de la décrépitude. Cette « naïveté ingénue, » ces « maladresses adorables, » ces « gaucheries de Primitif, » qu’on a tant louées dans cette poésie, sont, à vrai dire, autant d’effets de la sénilité. Il arrive au surplus que le terme de la vie ressemble à son commencement et que les deux formes de l’enfance se rejoignent. Ces balbutiemens, ces impropriétés de langage, ce jeu d’assonances, font le charme imprécis, musical et mystérieux des chansons populaires et des rondes enfantines. Cela ne veut rien dire et tout de même remue au fond de nous on ne sait quoi de triste et de tendre. Verlaine a composé quelques-unes de ces mélopées incertaines : « Les sanglots longs. Des violons. De l’automne… Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville… « Ah ! triste, triste était mon âme ce soir-là. A cause, à cause d’une femme… » C’est la part de Verlaine, et il convient de la lui laisser. Part tout à fait stérile d’ailleurs, maigre et pâle floraison qui s’attarde sur un arbre mort. Grâce à lui le trésor presque anonyme de la chanson se sera enrichi de quelques romances et complaintes. On continuera de les chantonner sans bien savoir qui en est l’auteur. Encore est-ce là ce qu’on pourrait souhaiter de mieux pour Verlaine et pour nous. Mais il est à craindre que plus tard Verlaine ne soit pas complètement oublié. Qu’il ait pu grouper des admirateurs, parmi lesquels plusieurs étaient de bonne foi, que sa poésie ait pu trouver un écho dans des âmes qui y reconnaissaient donc quelque chose d’elles-mêmes, c’est un exemple qu’on citera pour caractériser un moment de notre littérature et montrer en quelle déliquescence les notions morales et le sentiment artistique ont, à une certaine date et dans un certain groupe, failli se dissoudre, se perdre et sombrer.


RENE DOUMIC.