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LE FANTÔME.

arrivé au point d’intersection des deux branches. Ma méchanceté d’aujourd’hui me l’a trop prouvé. Si je continue à vivre sur ce fonds de regrets et de mensonges, d’obsessions et de silences, je deviendrai fou. J’en suis à subir déjà l’assaut de sentimens dont je me serais cru complètement incapable : une répulsion, par instans presque une aversion pour la grossesse d’Éveline, pour son corps déformé, son masque altéré, la souillure de sa chair ! Quelle vilenie ! Et quel contraste, à ne pas en supporter l’amertume, avec ce qu’elle attend, elle, de cette épreuve qu’elle bénit ! Lorsque, après la visite de sa tante, je suis retourné auprès d’elle, je l’ai trouvée toute tremblante de l’injuste colère où elle m’avait vu, ne m’en voulant pas, mais si frémissante, et je lui en ai demandé pardon, je me suis mis à genoux, je lui ai prodigué les mots de tendresse, et elle répondait :

— Tu es si bon ! Quand tu es avec moi connue tu as été tout à l’heure, c’est que tu souffres. Tu vois. Je ne t’interroge plus jamais. Je crois ce que tu m’as dit à Naples. Je veux le croire, et qu’il n’y a là rien que de physique… Si c’était autrement, ce serait trop coupable de ne pas tout faire pour que nous ayons ensemble une harmonie entière… Pense que maintenant nous sommes trois, que nous allons avoir une petite âme à nous, qu’il nous faudra soigner, préserver, comme une fragile plante. Nous ne pouvons y réussir que si nous n’avons rien entre nous, si nous sommes unis, plus unis encore…


J’avais posé ma tête sur ses genoux, tandis qu’elle me parlait. Par un geste d’instinctive amitié, sa main blanche caressait mes cheveux. C’était le geste d’Antoinette, autrefois. J’avais l’âme si brisée, que ce rappel de la douce morte auprès de la douce vivante ne me faisait plus mal. Je me disais, en écoutant la pauvre femme épancher son cœur dans cette plainte et implorer si timidement une franchise dont elle avait besoin comme on a besoin d’air et de lumière dans un cachot fermé, — je me disais qu’elle a raison, que cette œuvre d’éducation à laquelle nous allons être appelés exige l’harmonie entière, que cette harmonie est impossible sans vérité. Je me disais que je lui mentais, à cette seconde même, rien qu’en ayant ma tête sur ses genoux et en évoquant, dans cette attitude, mes anciens abandons ainsi, auprès de l’autre… Et puis, comme, en la regardant, je voyais sa taille élargie, la lourdeur de sa ceinture, la svelte et voluptueuse silhouette de