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I

A en croire les dires de Montgaillard, écrits aussitôt par d’Antraigues qui n’en voulait pas perdre le souvenir, le général Pichegru, en 1795, lorsqu’il commandait l’armée de Rhin-et-Moselle, serait entré, par son entremise et par celle d’un sieur Fauche-Borel, sujet prussien, libraire à Neuchâtel[1], en relations avec le prince de Condé, dont la petite armée à la solde de l’Angleterre combattait alors dans les rangs autrichiens. Sur la promesse de récompenses positives, consistant en honneurs, en grades et en argent, Pichegru, au mépris de ses devoirs de citoyen et de soldat, aurait promis et donné son concours effectif à Condé, consenti à lui livrer une ou plusieurs des places fortes dont la défense lui était confiée et favorisé de tout son pouvoir les intrigues royalistes dans le dessein de contribuer au rétablissement des Bourbons sur leur trône. Montgaillard entrait dans les détails les plus circonstanciés, levait tous les voiles, indiquait pourquoi l’eut reprise avait échoué et appuyait les affirmations qu’il énonçait, de plusieurs lettres signées de Condé et d’autres gens mêlés à cette ténébreuse affaire. Si sa relation, n’était pas un abominable mensonge, il en résultait clairement que Pichegru s’était rendu coupable, au profit des Autrichiens et des Anglais, du crime de trahison envers sa patrie.

Comment d’Antraigues avait-il conservé une pièce aussi compromettante pour le parti royaliste et pour Pichegru ? Avait-elle été trouvée dans son portefeuille, comme l’assurait Bonaparte ? La lui avait-il livrée volontairement ou se l’était-il laissé dicter pour payer sa liberté ? Avait-elle été fabriquée, ainsi qu’il l’a prétendu après coup, dans les bureaux du jeune conquérant de l’Italie, qui voulait perdre Pichegru en lequel il voyait un rival ? Tel est le mystère que l’histoire n’a pu éclaircir, qu’elle n’éclaircira probablement jamais, et que, pour l’honneur de la mémoire de d’Antraigues, on voudrait qu’elle eut éclairci.

Il ne semble pas que le Directoire ait pris au sérieux ces accusations. Barras, qui se souvenait sans doute qu’il avait été, lui aussi, compromis à son insu par les bas agens royalistes et

  1. La principauté de Neuchâtel relevait alors de la Prusse.