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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

le non que le oui, qui s’impose une immobilité voulue devant la réalité, qui pratique ainsi un nouvel ascétisme, le savant a une volonté absolue de la vérité, et il ne voit pas que cette volonté est la foi dans l’idéal ascétique lui-même. « N’est-ce pas, en effet, la foi en une valeur métaphysique, en une valeur par excellence de la vérité, valeur que seul l’idéal ascétique garantit et consacre (elle subsiste et disparaît avec lui[1] ? » L’homme véridique, « véridique dans ce sens extrême et téméraire que suppose la foi dans la science, » affirme par là « sa foi en un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire[2], » en un monde vrai, qui s’oppose aux apparences ! Le savant est donc encore un homme religieux, puisqu’il à la religion de la vérité ; il dirait volontiers que la vérité est Dieu et, en conséquence, que Dieu est vérité, λόγος. Fût-il athée comme Lagrange ou Laplace, il ne se croit pas permis de violer la vérité, ni en pensées, ni en actions. Nietzsche, lui, demande avec Ponce-Pilate, qui était déjà un esprit libre : « Qu’est-ce que la vérité ? » et il finit par répondre avec le chef des Assassins : « Rien n’est vrai ; » d’où résulte, par une conséquence nécessaire : tout est permis.

Ces pages sont parmi les plus profondes de Nietzsche, car il a bien vu que la vérité, la science et la moralité se tiennent comme par la main, que toutes trois sont une affirmation d’un monde autre que celui de nos sens et même de notre pensée. À cet autre monde Nietzsche déclare une guerre sans trêve et sans merci. Il se le représente comme opposé à la réalité, comme ennemi de la réalité même, comme je ne sais quel abîme insondable où on veut nous faire adorer la divinité. Spencer lui-même ne nous invite-t-il pas à nous agenouiller devant le grand point d’interrogation ? C’est à cette conception que Nietzsche oppose le phénoménisme absolu de l’école ionienne.

Mais, demanderons-nous, la vérité que recherche la science est-elle donc aussi mystique et aussi ascétique que Nietzsche se plaît à l’imaginer ? Selon nous, le monde vrai n’est pas distinct du monde réel ; il est le monde réel lui-même, le monde tel qu’il est, tel qu’il se fait, tel qu’il devient et deviendra. Toute la question est de savoir si nos sens incomplets et inexacts nous révèlent, ne disons plus la vérité, mais la « réalité ; » si même nos facultés intellectuelles sont adéquates, ne disons plus à la

  1. Généalogie de la morale, p. 261.
  2. Le gai savoir, V, aphor. 344.