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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

tisme dont il se moque : il veut, lui aussi, se mettre en présence de ce qui est, sans y mêler rien qui altère ni la limpidité du regard ni la limpidité de la lumière.

— Soit, dira Nietzsche, il y a de l’erreur et de l’apparence ; mais l’apparence n’est pas là où on la place d’ordinaire, dans le monde du devenir ; c’est, au contraire, le prétendu monde de l’être qui n’est qu’apparent. Les idées mêmes de cause et d’effet, d’espace et de temps, d’unité, d’identité, de similitude ou de dissimilitude, toutes les catégories et formes nécessaires de nos pensées ne sont que des illusions nécessaires. Cette idée de l’illusion innée à l’homme, déjà exprimée par Platon dans son allégorie de la caverne, a hanté tous les esprits depuis Kant[1]. Nietzsche l’adopte à son tour, en l’exagérant jusqu’à supprimer toute « vérité, » mais il se persuade que l’idée est neuve. « Établissons, dit-il, de quelle façon nous (je dis « nous » par politesse…) concevons le problème de l’erreur et de l’apparence. » Nietzsche se croit donc le premier à concevoir le « devenir » comme la réalité, l’unité et l’identité comme des illusions ; il ne sait pas qu’il y a eu avant lui un Héraclite, il a inventé le phénoménisme, il a découvert cette Méditerranée !

Accordons-lui cependant son dogme prétendu nouveau du phénoménisme absolu et de l’illusionnisme absolu ; il n’y gagnera qu’une contradiction de plus avec les autres dogmes de sa religion. Si, en effet, il n’y a que devenir et phénomènes sans lois (et c’est ce que soutient Nietzsche, qui raille l’idée humaine de loi), comment admettre cependant des nécessités et professer le fatalisme le plus absolu ? Nécessité, c’est retour identique des mêmes phénomènes, c’est unité. Et nous verrons tout à l’heure l’importance qu’a prise dans la religion de Nietzsche l’idée de l’éternel retour ; » comment donc peut-il nier toute loi, lui qui fait du retour la loi des lois ? Il ne s’imagine pas, sans doute, que philosophes et savans entendent encore par loi une législation de quelque volonté, et non une nécessité fondée sur la nature des choses !

De plus, comment Nietzche pourra-t-il concilier un phénoménisme et un réalisme aussi absolus avec ses propres efforts pour pousser l’humanité vers l’idéal du surhomme ? — « Personne, dit-il, ne donne à l’homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses

  1. Cf. Guyau, Vers d’un philosophe : l’Illusion féconde.