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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

optimistes de ses Dialogues, — c’est l’éternité a parte post, c’est le demi-avortement de l'effort universel qui n’a pu aboutir qu’à ce monde ! » Comment ressaisir un motif d’espérance dans cet abîme du temps qui semble celui du désespoir ? — Guyau se répond à lui-même que, des deux infinis de durée que nous avons derrière nous et devant nous, « un seul s’est écoulé stérile, du moins en partie. » Même en supposant l’avortement complet de l’œuvre humaine et de l’œuvre que poursuivent sans doute avec nous une infinité de « frères extraterrestres, » il restera toujours mathématiquement à l’univers « au moins une chance sur deux de réussir ; c’est assez pour que le pessimisme ne puisse jamais triompher dans l’esprit humain. » Comme Nietzsche, Guyau aime à rappeler la métaphore de Platon sur les coups de dés qui se jouent dans l’univers ; ces coups de dés, ajoute-t-il, n’ont encore produit « que des mondes mortels et des civilisations toujours fléchissantes. » Mais le calcul des probabilités « démontre qu’on ne peut, même après une infinité de coups, prévoir le résultat du coup qui se joue en ce moment ou se jouera demain. » Il est curieux de voir Guyau, avant Nietzsche, s’appuyer sur le calcul des probabilités, mais, tandis que Nietzsche en déduit le retour éternel, Guyau soutient que les probabilités entraînent des possibilités toujours nouvelles.

À vrai dire, l’une et l’autre hypothèse sont scientifiquement indémontrables. Quand on cherche à se figurer, dit Guyau, les formes supérieures de la vie et de l’être, on ne peut rien déduire des élémens qui nous sont connus, parce que ces élémens sont en nombre borné et, de plus, imparfaitement connus. Il peut donc exister des êtres infiniment supérieurs à nous. « Notre témoignage, quand il s’agit de l’existence de tels êtres, n’a pas plus de valeur que celui d’une fleur de neige des régions polaires, d’une mousse de l’Himalaya ou d’une algue des profondeurs de l’Océan Pacifique, qui déclareraient la terre vide d’êtres vraiment intelligens, parce qu’ils n’ont jamais été cueillis par une main humaine[1]. » C’est ainsi que le philosophe poète de l’Irréligion de l’Avenir[2] a répondu d’avance au poète philosophe de Zarathoustra. Il lui donne, il nous donne à nous tous la suprême leçon de sagesse, en disant : « La pensée est une chose sui generis, sans analogue, absolument inexplicable, dont le

  1. L’Irréligion de l’avenir, p. 458.
  2. Ibid., p. 447.