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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

existons dans le tout ; » fragmens de la nature, la volonté de la nature est notre loi. Or, la nature tend à l’homme et au surhomme » comme à son but ; de là notre amour pour ce but. La nature tend aussi à anéantissement de l’homme et du surhomme lui-même comme de tout le reste ; de là notre amour de l’anéantissement. — Parler ainsi, c’est personnifier la nature, c’est en faire un dieu, c’est oublier ce que vous avez dit vous-même : qu’il n’y a aucune unité dans le flux universel, aucune cause, aucune fin. Qu’est-ce donc que la nature ? Il n’y a pas plus de nature que de dieu ; πάντα ρεῖ. L’adoration de la nature n’a pas de sens. L’adoration du torrent universel où nous roulons n’en a pas davantage. Amor fati est une formule vide. Le destin n’a pas besoin de mon amour.

Après avoir parlé d’ivresse et d’enthousiasme, Nietzsche est obligé finalement, en face de l’univers qu’il conçoit, de faire appel à notre courage ; et il le fait en accens héroïques.

« Il y a quelque chose en moi que j’appelle courage : c’est ce qui a tué jusqu’à présent en moi tout mouvement d’humeur…

« Car le courage est le meilleur meurtrier, — le courage qui attaque : car dans toute attaque il y a fanfare.

« L’homme, cependant, est la bête la plus courageuse ; c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes. Aux sons de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la plus profonde douleur.

« Le courage tue aussi le vertige au bord des abîmes ; et où l’homme ne serait-il pas au bord des abîmes ? Regarder même, n’est-ce pas regarder les abîmes ?

« Le courage est le meilleur des meurtriers ; le courage tue aussi la pitié. Et la pitié est le plus profond abîme ; aussi profondément que l’homme voit dans la vie, il voit dans la souffrance.

« Le courage est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque ; il finira par tuer la mort, car il dit : « Comment ? était-ce là la vie ? Allons ! recommençons encore une fois !

« Dans une telle maxime, il y a beaucoup de fanfare. Que celui qui a des oreilles entende ! »

Oui, nous croyons entendre. Ce courage, c’est une fanfare d’un nouveau genre, la fanfare de la résignation, qui jusqu’à présent s’exprimait plutôt par un soupir que par un cri de joie. Allons ! recommençons encore une fois ! » Recommençons même une infinité de fois, et dans une infinité de lieux ; recommençons les mêmes craintes, les mêmes espérances suivies des mêmes désillusions, les mêmes douleurs, les mêmes déchiremens de cœur au moment des adieux.