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du matin. » Ce peuple de coloristes n’a jamais conçu l’idée abstraite des couleurs. Il n’en a formé les noms qu’en prenant celui des plantes, des animaux, des objets matériels. Le vert se nomme couleur d’herbe ; le violet, couleur de glycine ; le gris, couleur de souris ; le jaune, couleur d’œuf ; le noir, couleur d’encre. Les habitudes, altitudes et sentimens sont presque toujours rendus par des comparaisons empruntées à l’ordre de la nature. Celui qui s’acquitte mollement de sa tâche « la fait, en saule pleureur, » c’est-à-dire avec l’espèce de lassitude et de langueur abandonnée dont les longues branches du saule ondulent aux souffles de l’air. L’orateur facond parle « comme l’eau glisse sur une planche inclinée. » Désorienté, vous êtes pareil « au singe qui tombe d’un arbre secoué par les vents ; » réduit à la misère, « au faisan dans un champ brûlé. » « La parole du Shogun, dit un vieux proverbe, est comme la sueur : une fois sortie, elle ne rentre pas. » Tout, le mot et l’image, nous impose la sensation de la réalité, et l’une réalité familière. Par ces mêmes contrastes dont est tissue la vie japonaise, si la langue atteint sans effort la verdeur de l’argot et s’abaisse aux plus basses crudités, son immodestie coutumière se voile pudiquement et se réfugie dans les sous-entendus, là même où nous ne craignons point la franchise du vocable. La concubine n’est plus que la sobamé « la femme à côté » ou la mékaké « celle sur qui l’on a jeté les yeux. » Mais le vague de l’expression est encore marqué du geste, et, pour ainsi dire, du mouvement des corps.

C’est ce mouvement et ce geste que les artistes japonais ont merveilleusement attrapés, jusque dans les objets qui nous en semblent dépourvus. Ils ont été peut-être les premiers à comprendre que la symétrie déformait et faussait la nature, et, alors que ce procédé nous fournissait un moyen plus commode de nous satisfaire et que notre esprit remodelait la création sur les justes correspondances de l’organisme humain, ils cherchaient et découvraient la véritable harmonie du monde extérieur dans ses apparences irrégulières. Les montagnes, les falaises, les rochers, les troncs d’arbres prennent sous leur pinceau une animation extraordinaire. Les silhouettes s’en détachent avec une hardiesse où l’on sent chez le dessinateur non seulement le souci de l’exactitude, mais encore la conscience que la figure des choses témoigne de leur volonté mystérieuse. Les jardiniers, qui sont à leur façon des peintres et des poètes, usent de la pierre au même titre que