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raideur et de souplesse féline, la grâce effacée de la femme, la mièvrerie de la jeune fille, la morgue loqueteuse du rônin, la mine ployée et pitoyable du paysan, le corps-à-corps des lutteurs énormes et gavés : les dessinateurs japonais nous ont montré tout ce que les sentimens et les habitudes pouvaient imprimer de noblesse ou de difformité à la machine humaine. Et ce goût réaliste est si fort ancré dans la race que, dès les premières manifestations de l’art, vers le XIe siècle, le peintre Kawanari exposait à sa porte une peinture de cadavre dont la terrible vérité mettait en fuite ses amis épouvantés. L’imitation de la nature, même indécente, allait naguère jusqu’à donner un sexe aux poupées des enfans, ces poupées artistiques qui représentent les empereurs, les impératrices, les héros et les danseuses célèbres.

Sculpteurs et ivoiriers échappèrent à la tyrannie des conventions chinoises, sinon dans l’imagerie des Bouddhas, du moins dans les figurines des personnages et des dieux familiers. Les artistes européens n’ont jamais fait exprimer à un morceau de bois ou d’ivoire une vie plus intense, d’un modelé plus juste et d’un fini plus précieux, que les Japonais en ciselant leurs samuraïs aux larges manches et leurs bonzes eu prière. Le dieu du Bonheur, juché sur deux gros sacs dorés, le bon petit dieu Dai-kokuten, dont la tête en forme de courge s’enfonce entre ses épaules et dont la barbiche caresse la bosse de son bedon, me paraît incarner l’humanité goguenarde et qui s’éjouit de ses franches lippées. Quel appétit de chère friande sur le gras bourrelet de ses lèvres ! Ses narines subodorent le bouquet des cruches de saké. Ses yeux nous épient, nous agrippent et nous raillent. Il tient à la fois de Silène et de Sancho Pança. J’ai dû le rencontrer en chair et en os dans une rôtisserie ou dans une taverne, à moins que ce ne fut au tournant d’une page de Rabelais. Et de même, la littérature et la conversation populaires évoquent à chaque instant des figures et des profits dont la netteté du contour, la vigueur du trait mettent en relief l’inoubliable détail : « Cette vieille femme, le derrière plié en deux et qui ressemble à une prune séchée, quand elle veut manger une bouchée de riz, ses yeux, son nez, son menton, tout son visage entre en branle. » — « Voyez-vous cette Hana, la mariée d’hier, avec ses manches qui pendent et frétillent, et sa bouche finement arrondie. ! » Souvent la couleur s’ajoute au geste et la phrase enluminée prend les tons saisissans d’une estampe de Callot : « La vieille sorcière