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contre les empoisonneurs un jeune prince, dernier rejeton d’un sang précieux, et son enfant est chargé de goûter tous les plats. Des dames du Palais ont violé sa retraite et viennent offrir une boîte de friandises empoisonnées à l’enfant royal, mais le petit camarade, fidèle à sa consigne, se précipite, avale un gâteau et du pied bouscule la boîte. Sa mort va dénoncer le crime. Eperdues, les criminelles le saisissent, et, sous les yeux mêmes de la mère, l’égorgent comme coupable de lèse-majesté. Masaoka agenouillée, impassible et muette, assiste à l’horrible agonie de la chair de sa chair : « Ce n’était pas votre fils, s’écrient les empoisonneuses déconcertées. Vous aviez changé les enfans pour mieux nous tromper. Le prince est mort ! » Masaoka se tait. Son silence est un aveu. Mais, à mesure que les mégères s’éloignent, elle se relève, les suit du regard ; sa gorge se gonfle, sa figure se contracte, et, dès qu’elle se croit seule, seule avec le prince sauvé, elle s’écroule sur le petit cadavre et pousse un tel sanglot que toutes les femmes qui ont bercé un enfant dans leurs bras savent qu’elle est la mère.

Lorsque je lisais les fables du shintoïsme, il m’est arrivé plus d’une fois de penser qu’un Platon en eût tiré des mythes adorables, et, plus d’une fois, aux théâtres de Tokyo, je me suis dit : « Quels matériaux pour un Shakspeare ! » Mais les Japonais n’ont eu ni Shakspeare, ni Platon. Ils n’ont jamais allumé dans leurs ténèbres la lampe de Psyché, et le défaut de psychologie, cette fréquente misère des littératures confucéennes et bouddhistes, abaisse leur théâtre au niveau d’un art de cirque. Qui leur eût enseigné la science du cœur ? La doctrine de Confucius raidit l’homme en attitudes inflexibles. Les devoirs subordonnés les uns aux autres ne, s’opposent ni ne se combattent. Les pièces les plus importantes de l’échiquier où nous jouons nos parties tragiques restent pour eux inamovibles et sacrées. D’autre part, le bouddhisme tend à unifier les âmes, à les dépouiller de leurs singularités distinctives. Comparez les disciples impersonnels du Bouddha à nos apôtres tourmentés, violens, actifs ou rêveurs et vous verrez de quel côté se trouve la vie ! La casuistique des bonzes ne sortit point des monastères et les discussions théologiques n’enrichirent point les consciences. La langue et la syntaxe en témoignent elles-mêmes. Les Japonais n’ont, à proprement parler, ni comparatif ni superlatif, Ils les composent au moyen d’adverbes et ne se servent du comparatif que dans les cas les