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civilisation en leur imposant son hégémonie, quand elle vit s’effriter le dur ciment romain, entamé de tous côtés par les idées subtiles du monde oriental et par les forces brutales du monde barbare, alors que le peuple-roi se donnait ou subissait des maîtres de provenance étrangère, — les descendons des anciens qui rites connurent sans doute un désarroi moral tout pareil au nôtre. Depuis cette grande crise jusqu’aux époques récentes, il ne semble pas que l’évolution de l’histoire ait provoqué, du moins dans notre Occident et d’une façon générale, le duel de sentimens où le nationalisme et le cosmopolitisme s’opposent.

Il n’y eut pas de raisons pour qu’il se reproduisît dans les sociétés fragmentaires du moyen âge. Et les avaient en commun une patrie morale, la chrétienté ; le lien de la dépendance féodale remplaçait pour elles la notion de patrie territoriale. Plus tard, aux siècles où les petits groupes ethniques prenaient lentement conscience d’eux-mêmes, ils ne songèrent qu’à faire reconnaître leurs franchises par les maîtres de hasard qui les conquéraient ou les recevaient en héritage. Le XIIIe siècle fut à beaucoup d’égards une époque cosmopolite : et l’on peut en dire autant de la Renaissance. Mais les peuples d’alors ne se sentaient touchés dans leur fierté que par les invasions militaires. Les esprits étaient encore trop rapprochés dans la communion chrétienne pour qu’un groupe prit souci de se différencier moralement du voisin, de se défendre contre la compénétration des idées. Le fait d’être instruit, façonné, gouverné par des instituteurs ou des hommes d’Etat d’une autre race ne blessait aucune susceptibilité.

Le sentiment national se précisa avec la formation des grands États modernes ; il s’aviva et s’affina dans les guerres fréquentes ; la scission religieuse du XVIe siècle contribua puissamment à isoler dans leurs personnalités distinctes l’Anglais et l’Allemand, l’Espagnol et l’Italien. L’opinion vulgaire s’abuse, lorsqu’elle établit un rapport constant entre les progrès de la civilisation et le rapprochement plus intime des peuples : en réalité, le cosmopolitisme perdit, au XVIIe siècle, et jusque vers la fin du XVIIIe, une partie du terrain qu’il avait gagné au moyen âge et à la Renaissance. Car on appliquerait improprement à l’influence exclusive des mœurs et des idées françaises, acceptées par toutes les sociétés polies de l’Europe, ce ferme de cosmopolitisme qui implique réciprocité dans les échanges.