Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/688

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rapprocher les hommes, achevait de reconstituer les races que notre intervention libérale avait suscitées. Grâce au progrès des sciences historiques et linguistiques, grâce à l’étude approfondie du moyen âge et des antiquités nationales, ces races qui s’ignoraient elles-mêmes retrouvaient, elles s’inventaient parfois une langue, des traditions, des annales, des droits à l’existence séparée. J’ai pu suivre sur place cette ingénieuse collaboration de la politique et de la science, à l’époque où les petits peuples des Balkans s’éveillaient de leur long sommeil et réclamaient leur indépendance. Des tuteurs complaisans déléguaient, chez ces peuples des savans qui ne l’étaient pas moins. Comme ces archivistes qui font métier de fournir aux familles des généalogies somptueuses, archéologues et philologues n’étaient jamais en peine de découvrir, pour corser les titres des candidats à l’indépendance, un idiome distinct, une littérature flatteuse, une chronique vénérable. Ces procédés ont fait surgir, plus particulièrement. dans le vaste monde slave, toute une végétation de nationalités dont nos pères ne soupçonnaient même pas les noms. Tchèques ou Ruthènes, Bulgares ou Slovaques, Albanais ou Vieux-Serbes, on sait avec quelle jalousie farouche ces nouveau-nés défendent l’intégrité de la langue qu’ils ont rapprise et des chartes qu’ils se font octroyer. Toutes les classifications politiques, toutes les passions qui transportent d’habitude les citoyens s’effacent devant les revendications d’un nationalisme ombrageux : il le devient davantage chaque jour, on l’a bien vu aux récentes élections autrichiennes. Le Journal des Débats en résumait ainsi la physionomie : « Le trait dominant des élections a été l’exaspération des passions nationales qui avaient créé ce chaos. » Et le Temps ajoutait : « En Bohème, les socialistes ont été abandonnés par un peuple ou proie à une sorte de délire de race. »

Un délire de race, les batailles gagnées avec des glossaires, des cartulaires d’archives, des chansons de folklore, le sang généreusement versé pour la restauration d’une légende historique, — ces phénomènes sans précédons ont caractérisé la mentalité politique d’une partie de l’Europe au XIXe siècle. On les retrouve atténués, mais toujours reconnaissables, jusque chez les vieux peuples dont la personnalité nationale semblait hors de discussion. Avant de servir aux petites tribus orientales en quête d’un état civil, le fétichisme de la race a été d’un bon