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V


Les Encyclopédistes ont eu pourtant une manière de religion. Ils se seraient reconnus dans cette « religion de la souffrance humaine » dont on fit si grande rumeur il y a une vingtaine d’années et dont il n’est plus beaucoup question aujourd’hui. C’est proprement leur invention. J’entends qu’ils en ont parlé comme si ce fut eux qui eussent inventé la charité. Toujours est-il qu’ils ont prodigué les mots de piété, de sensibilité, de bienfaisance et d’humanité. Sachons dire que, s’ils n’ont rien trouvé sur ce point qui n’eût été répété à satiété et généralement avec plus d’éloquence par tous les orateurs chrétiens ; s’il serait assez juste de leur appliquer le mot de Giboyer : « Ils ont dit des choses toutes nouvelles sur la charité. — Ils ont donc dit de ne pas la faire ; » si, du reste, tout en prêchant ardemment la bienfaisance, leur bienfaisance se serait bien passée de poursuivre, avec une rigueur et une fureur qu’ils eussent appelées ecclésiastiques chez d’autres, ceux qui étaient leurs adversaires ou seulement leurs contradicteurs ; reste encore qu’ils ont été très convaincus, nullement hypocrites, profondément pénétrés au contraire et presque émus dans leur croisade pour l’humanité.

À quelqu’un qui était fort charitable, non sans un grain d’affectation, mais charitable enfin d’une façon réelle et active, je me tenais à quatre mains pour ne pas dire : « Comme vous seriez insensible, si vous n’étiez pas athée ! » Son athéisme était en effet la raison, au moins principale, de sa philanthropie. Il voulait prouver qu’un homme irréligieux peut être un honnête homme et même un homme vertueux. Toute sa vertu tenait à son prosélytisme antireligieux. L’une de ces choses lui faisait aimer l’autre, et, s’il était vertueux par athéisme, il se renforçait dans son athéisme par admiration de sa vertu, preuve si évidente que la vertu ne tient nullement à la religion. La philanthropie des Encyclopédistes est très analogue à ce cas particulier. Elle est surtout un argument de polémique. Elle a le caractère d’une preuve à l’appui. Ils cherchent à l’emporter en zèle philanthropique sur les prédicateurs les plus pitoyables et les plus chaleureux de toutes les églises, et ils mettent la surenchère pour établir la