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même, qui ne peut être contesté aujourd’hui et qui devait lui donner les moyens de l’accomplir. La vérité oblige donc à reconnaître qu’on l’a calomnié eu l’accusant d’avoir joué la partie des Autrichiens et facilité leurs victoires. Elle est outragée quand on dit de lui qu’il n’a rien voulu faire que d’accord avec eux ; qu’il s’est offert à leur livrer Huningue[1] ; qu’il leur a effectivement livré Mannheim et sa garnison, calomnie d’autant plus odieuse que les faits et les écrits sont d’accord pour en démontrer la fausseté et que, ainsi qu’on le verra bientôt, il suffisait d’y regarder pour s’en convaincre.

Alors que l’étude des papiers conservés aux Archives de la Guerre peut livrer à quiconque se donnera la peine de les parcourir un faisceau de preuves irréfutables, d’où se dégage avec une évidence saisissante la vérité, on ne peut que se demander par quelle fatalité ou par quelle violence de haines elle a été, durant plus d’un siècle, voilée et cachée, comment l’histoire, ayant à se prononcer entre la vérité et le mensonge, a opté pour le mensonge.

Entre les divers faits relatifs à Pichegru, qu’elle a ainsi travestis, il en est un notamment qui, plus encore que tous les autres, démontre et rend inexplicable le parti pris dont se sont inspirés, pour la plupart, les narrateurs de ces événemens. Peut-être se rappellera-t-on qu’en nommant Pichegru, Moreau et Jourdan au commandement des armées de Rhin-et-Moselle, de Sambre-et-Meuse et du Nord, le Comité de Salut public avait décidé que, si la réunion de ces trois armées devenait nécessaire, Pichegru en serait le général en chef et, à ce titre, aurait sous ses ordres ses deux camarades. Vers la fin de septembre, alors que nous tenions Mannheim, que Mayence était assiégée, et que le passage du Rhin, effectué successivement par Jourdan et Pichegru, semblait rendre possibles des opérations plus actives, le Comité de Salut public, pensant qu’elles seraient facilitées par la réunion des deux armées du Rhin, ordonna la mise à exécution de la décision qui les plaçait, le cas échéant, sous les ordres de Pichegru. Il crut devoir, en en informant Jourdan, lui exprimer l’assurance « que le désintéressement du grand citoyen étoufferait en lui les susceptibilités du soldat. » Nous ne savons ce qu’en dit Jourdan dans ses

  1. L’accusation à cet égard n’a d’autre fondement que cette phrase de Fauche-Borel, dans son rapport sur l’entrevue qu’il prétend avoir eue le 20 août avec Pichegru : « Il a paru se disposer à livrer Huningue. »