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est à l’étroit, et souvent leurs espérances, emprisonnées dans leurs syllogismes, entr’ouvrent, semblables à un oiseau captif, des ailes plus grandes que leur cage. Mais, si leur conscience doute de ce qui est le vrai, elle n’a pas de doutes sur ce qui est le bien. Ils tiennent pour nécessaire à la société de demain comme à celle d’hier la famille, la stabilité du foyer conjugal, la fidélité des époux, la chasteté des femmes, la tempérance des désirs dans toutes les fortunes, la justice, la miséricorde, la sollicitude pour les autres, l’oubli de soi. Energiquement dévoués à l’ancienne morale, ils n’en changent que le fondement. Edifier cet ordre sur le respect d’une loi divine leur semble bâtir sur un songe. Puisque la raison seule est certitude, ils transportent de la religion à la raison le droit de fixer le devoir. M. Buisson ne veut pas détruire la morale, mais la laïciser et « transposer l’Evangile du Christ en cette traduction sociale, la Déclaration des droits de l’homme[1]. » M. Pécaut veut « dégager, de la superstition aveugle, servile ou fanatique, la loi du bien cachée au fond des choses[2]. »

Pour enseigner, sans sortir de la vie présente, cette fidélité au bien, ils crurent suffisant de faire connaître aux autres les raisons qui suffisaient à eux-mêmes, et avaient discipliné leur propre vie. Les affections qui attachent l’homme à une famille, à une race, à une patrie, à l’espèce humaine, et, pour affaiblir l’égoïsme, l’épandent en des collectivités de plus en plus vastes ; l’intérêt de solidarité qui unit tous les êtres fait chacun dépendant de tous et crée le bonheur social par l’échange des services ; la récompense de ces services dans la gratitude, dans l’estime qu’ils assurent parfois, dans le témoignage que la conscience rend à elle-même, qui jamais ne fait défaut et qui supplée tout le reste ; la satisfaction désintéressée d’avoir par son effort collaboré à l’ordre général, servi l’avenir, accru en soi la dignité humaine : telle était la philosophie, héritière des stoïciens et digne d’eux, sur laquelle les novateurs établissaient la morale. Cette doctrine, répandue par leur parole, par leurs écrits, exposée sous leur inspiration par leurs disciples, vulgarisée par les manuels de tout format et de tout style, et devenue une doctrine d’Etat, se présentait armée de tous les moyens qui préparent le succès.

  1. F. Buisson, Discours sur la tombe de M. J. Steeg, 7 mai 1898.
  2. Pécaut, l’Éducation publique et la vie nationale, in-12. Hachette, p. 268.