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presque dire le respect d’elle-même. Les Japonais n’ont corrigé la « bonne nature » que par de la décence extérieure, et leur moralité n’a souvent consisté qu’à draper leurs instincts d’un formalisme somptueux. Aussi peut-on traverser sans crainte ces faubourgs de séductions dont les décors et les manières courtoises sauvent la banalité foncière, brutale et triste. Les dames d’Europe qui voyagent au Japon n’hésitent point à s’y aventurer. J’y ai rencontré de jeunes Américaines accompagnées de leurs frères et beaux-frères. En pays lointain, tout n’est plus que couleur. Et puis l’exotisme a ses immunités. Et enfin le journal qui publia cette nouvelle, — du moins des Japonais me l’ont affirmé, — est le seul que daigne lire l’exquise et vertueuse Impératrice du Japon.


I

Le 4 mars de la première année de l’ère Kaei (1849), la fille de joie Imamurasaki, revêtue de sa chape en brocart et les cheveux piqués de longues épingles d’or, vint à la nuit tombante s’asseoir dans une des maisons de thé qui bordent l’avenue du Yoshiwara. Selon l’habitude, elle faisait, à cause de ses hautes getas, des pas majestueusement tordus et s’avançait suivie d’un équipage princier de domestiques et de servantes. Imamurasaki appartenait à la première classe des oïrans, la seule qui pût se déplacer ainsi, car les deux autres classes se rangeaient derrière le grillage de leurs maisons, agenouillées sur les nattes dans leurs robes chatoyantes, tandis que ces dames plus illustres se rendaient aux chaya et déployaient à la lumière des lanternes un luxe quasi royal.

Elle s’arrêta un instant sur le seuil et dit : « Bonsoir ! » du ton digne et même un peu hautain qui sied à de telles oïrans, et de la maison de thé on lui répondit : « Oïran, soyez la bienvenue et vous, messieurs les domestiques, daignez entrer. »

Qu’Imamurasaki fût une jolie fille, personne ne l’a jamais dit. Mais, façonnée à l’ancienne discipline, elle avait reçu la même éducation que les filles des daïmios et des grands samuraïs. On lui avait appris les beaux usages, le chant, la musique, la science des vers, le désintéressement, car en ce temps-là les gentilshommes qui fréquentaient les courtisanes n’en goûtaient les amoureux plaisirs qu’assaisonnés de politesse et d’art. Et