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en dignité » l’Italien, l’Allemand, tous les hommes qui gémissaient dans les ténèbres de l’ignorance. Nous allions les émanciper, nous ne voulions que leur bien, de la meilleure loi du monde ; au début tout au moins. Ce n’était pas l’avis des petits princes que nous dépossédions, des propriétaires féodaux dont nous supprimions les droits. Ils pensaient de nous ce que Krüger et Steyn pensent aujourd’hui des Anglais. Bientôt les peuples eux-mêmes se rebellèrent contre des libérateurs plus incommodes que leurs anciens tyrans.

Nous les mîmes à la raison : elles n’étaient pas recevables, les plaintes de ces esclaves qui voulaient croupir dans leur abjection, qui avaient le mauvais goût de préférer leur indépendance nationale aux lumières que nous leur apportions. D’autre part, nous nous étions vite aperçus que le métier d’apôtre a des revenans-bons. Nous n’entendions pas abandonner les bénéfices politiques et matériels de notre mission. Partis de l’idéalisme, comme les Anglais du réalisme, nous aboutissions au même point par des routes contraires. Ils colorent après coup leurs convoitises avec des principes ; nos principes avaient dégénéré en convoitises. — Je vous entends : Nous, du moins, nous allions révéler au monde un idéal supérieur ; c’était bien différent ! — C’est toujours « bien différent, » avec chacun de ceux qui se croient en possession du meilleur idéal. Il n’y a de semblable partout que la douleur des hommes, lorsqu’on les dépouille de leur indépendance. — Peut-on comparer ! Nous, les missionnaires de la Raison, les flambeaux de l’univers ! — Ces bons Anglais disent la même chose à leur façon. Ils ont aussi leur « Raison » pour exportation, leur idéal particulier de civilisation, d’ordre, de piétisme. Les Boers ne se soucient pas plus des bienfaits de lord Kitchener que les Calabrais ne se souciaient des bienfaits du général Thiébaud. — Ah ! que nous sommes encore loin de la vraie raison, celle qui enseigne avant tout le respect de l’indépendance d’autrui !

Je n’ai pu qu’indiquer sommairement l’état d’esprit dont M. Chevrillon fait une analyse étendue. On suivra dans son livre les progrès de cet obscurcissement de la conscience, au pays où elle parlait si droit et si haut avec une George Eliot, un Ruskin, un Tennyson. L’écrivain français signale un fait significatif, l’éclipse récente de ces pures renommées, la défaveur qui atteint les œuvres où le lecteur anglais satisfaisait son besoin