Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/747

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce programme de salut, Bonaparte peut dès à présent le tracer ; il ne lui appartient pas encore de le réaliser d’autorité. Il peut recommander l’apaisement ; pour l’imposer, les moyens lui manquent, car il n’est pas assez sur de cette masse nationale dont il a décidé de faire son point d’appui et le grand centre d’absorption ; il ne se sent pas suffisamment la France en main. Ce qu’il veut au moins, c’est empêcher que cette masse bien disposée en sa faveur, mais inconsistante et mobile, ne prenne une direction différente de celle qu’il entend lui donner et ne tourne à la réaction pure. Au contact des royalistes actifs, qui ne sont qu’une minorité, mais une minorité incarnant la haine prédominante, la population peut s’exalter et se fanatiser. Alors la France versera d’un extrême dans l’autre ; au lieu d’aller à l’ordre et au réconfort, elle ne fera que changer de misère. On reverra peut-être le retour des excès qui ont ensanglanté la réaction thermidorienne, les férocités de Lyon, les septembrisades de la Provence, car le Midi blanc, comme Paris rouge, a eu ses septembriseurs. Les intérêts issus de la Révolution s’émeuvent déjà ; ils vont s’affoler. Tous les hommes qui ont fait de la Révolution leur bien, leur affaire, leur carrière, leur passion ou leur gloire, les acquéreurs de domaines nationaux, les politiques, les philosophes, les militaires, vont se détacher de Bonaparte transfuge et chercher ailleurs le salut. S’il se laisse séparer de ces hommes dont les meilleurs ont été les fauteurs de son avènement, s’il se laisse arracher de cette base, comme l’opinion des masses n’est pas assez affermie pour le soutenir et le porter, il lui faudra se livrer au parti qui n’accepte en lui qu’un instrument temporaire et se faire le prisonnier de la réaction.

Sans doute, il sent la nécessité d’opérer la réaction dans ce qu’elle a de légitime et d’indispensable ; seulement, il entend la faire à son profit, à son temps, à son heure, en se réservant toujours de lui imposer certaines limites et de marquer le point d’arrêt. S’il la laisse agir d’elle-même, le mouvement va se précipiter en torrent. S’il se livre au courant, le flot va très vite le dépasser, le déborder et le rouler, l’emporter brisé aux pieds du prétendant. Donc, il reste avec la Révolution, tout en s’efforçant de la faire conciliante et généreuse. Son gouvernement reste ouvert à droite et à gauche, mais surtout à gauche, au moins ostensiblement. Avant d’opérer la fusion de tous les Français, il veut opérer celle des révolutionnaires sur le terrain d’une République