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suis en désaccord avec lui sur l’intention du poète et où son vers me paraît avoir forcé ou amoindri la pensée originale, un ou deux sonnets, merveilleusement pleins, qui, en passant d’une langue dans une autre, ont perdu quelque chose de leur richesse ; si j’affirme, enfin, que les vers de M. Henry permettent de deviner le charme principal des sonnets, la langueur mélancolique, l’oubli de soi, l’exquise et rêveuse tristesse qui les parfume et les attendrit, on trouvera, sans doute, que M. Henry a droit, à quelque chose de plus et de mieux que des encouragemens et que le vrai mot serait de la reconnaissance. Et, l’occasion semble bonne pour aborder celle énigme des sonnets qui liante la critique anglaise et allemande et autour de laquelle la bataille littéraire fait rage depuis un siècle. Suivant que cette énigme est résolue dans un sens ou dans l’autre, Shakspeare se livre à nous, de tout près, en pleine lumière, visibles et palpable presque à l’égal d’un contemporain, ou, au contraire, il se recule et s’évanouit, pour jamais, dans l’ombre[1].


I

C’est en 1598 que le public entendit parler pour la première fois des sonnets de Shakspeare. À cette date, Francis Meres y faisait allusion dans son Palladis Tamia, en les ornant d’une épithète qui surprend un peu notre goût moderne et qui sera expliquée plus loin : il les appelait les « sonnets sucrés » de Shakspeare, et il ajoutait que ces vers passaient de main en main parmi les amis de l’auteur. L’année suivante, en 1599, une compilation, intitulée The Passionate Pilgrim était éditée à Londres par un certain Jaggard, un de ces pirates qui se glissaient alors entre les auteurs et les libraires, souillant leurs bénéfices aux uns comme aux autres. Le Passionate Pilgrim était une collection de vers composés par différens écrivains ; il contenait deux sonnets de Shakspeare, et l’un des deux est ce précieux

  1. M. Henry a abordé et traité ces questions dans une introduction claire et bien ordonnée, fortifiée d’une bibliographie que l’on trouvera à la fin du volume. Je ne puis, cependant, endosser ses conclusions. Il a énuméré les principales opinions critiques, mais sans leur assigner l’importance relative qui leur appartient, et celui de tous les auteurs auxquels il a donné le plus de confiance est celui, peut-être, qui en méritait le moins. M. Henry s’est donc un peu trop hâté. Je sais qu’il le regrette. Il se dédommagera et nous dédommagera nous-mêmes en étudiant la question à nouveau dans une prochaine édition.