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qui a fait le plus rire Elisabeth après Tarleton, a dédié un petit volume « à Mistress Ann Fitton, fille d’honneur de Sa Majesté » et, comme il n’y a jamais eu d’Ann Fitton fille d’honneur, force nous est de croire que la protectrice de Kemp est la mère du bâtard de Pembroke, celle à qui la Reine disait avec une clairvoyance si plaisamment prophétique : Affection is false. De ce que Kemp lui a dédié un livre, s’ensuit-il que Shakspeare ait été son amant ? Aux gens qui réclament des preuves positives la conséquence semblera un peu forcée. Le poêle a dû la voir et lui parler nombre de fois, entre 1595 et 1601, à l’occasion des représentations de la Cour : voilà tout ce que nous pouvons affirmer d’une façon certaine. M. George Brandes nous assure qu’elle a révélé à Shakspeare ce que c’est que l’amour d’une grande dame, qu’elle l’a introduit dans ce monde de splendeur et d’élégance où l’esprit raffiné, multiplie, prolonge les émotions de la chair. Pour lui, elle fut « la femme, » celle qui contient toutes les autres, et, après lui en avoir fait connaître tous les charmes, elle lui en laissa entrevoir toutes les perversités, qui sont encore des charmes ; elle incarna l’amour jusqu’au jour où elle personnifia la trahison. C’est là le point culminant du livre de M. Brandes, qui fait coïncider cette grande douleur avec l’écroulement de la fortune d’Essex et de Southampton. Il a écrit des pages admirables sur l’effet produit dans le cerveau d’un poète de génie par le triple désappointement de l’ami déçu, de l’amant trahi, du citoyen philosophe trompé dans ses rêves patriotiques et humanitaires.

On souhaiterait que tout cela fût certain, mais, hélas ! comment se dissimuler que ce livre, le plus beau, je crois, qui ait été écrit sur Shakspeare, est un livre conjectural et qu’il nous présente non l’histoire, mais le roman de Shakspeare ?

Que si l’on considère Pembroke à part de Mary Fitton, aucune trace ne subsiste aujourd’hui qui nous permette d’affirmer des relations directes entre Shakspeare et lui. Il demeurait à Baynard’s Castle, dans le voisinage des théâtres. Une troupe de comédiens placée sous le patronage de son père (the Pembroke men) a représenté une des pièces de Shakspeare. Il est vrai que l’in-folio de 1623, la première et vénérable édition des œuvres dramatiques de Shakspeare, lui a été dédié par Heminge et Condell ; mais le poète, mort depuis six ans, n’a pas eu plus de part à la publication qu’à la dédicace.