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i nous étions en état de préciser la date à laquelle ont été composés les Sonnets, un grand pas serait fait et nous pourrions, tout au moins, éliminer une des deux candidatures rivales. Le professeur Dowden, le plus sage et le plus réservé des Shakspeariens, nous fait savoir que les Sonnets n’ont pu être écrits avant 1590, ni après 1605. Cet oracle ne nous éclaire pas beaucoup. Il est fait allusion, dans les Sonnets, à certaine période de trois ans qui s’est écoulée, non entre le commencement et la fin, mais entre deux momens, mal définis, de cette amoureuse amitié. Où placer ces trois ans dans l’espace de quinze années que nous abandonne Dowden ? Si c’est au début, Pembroke est trop jeune ; si c’est vers les dernières années, Southampton est trop âgé. Aussi les Southamptoniens insèrent-ils les trois ans en question de 1590 à 1593, et les Pembiokistes de 1598 à 1601. Les raisons alléguées, de part et d’autre, n’ont rien de solide. Comment admettre, demande-t-on, qu’un homme qui n’a pas trente ans parle de lui-même comme d’un vieillard ? Mais ce langage sera-t-il beaucoup plus naturel s’il en a trente-six ou trente-huit ? Pour démontrer que les Sonnets ont été une des premières productions de Shakspeare, on nous fait remarquer l’identité qui existe entre certains vers de ces sonnets et certains passages de ses plus anciennes pièces, notamment de Love’s Labour’s lost, qui est, probablement, la première de toutes. Cet argument me touche peu. Pourquoi le lyrique Shakspeare n’aurait-il pas fait des emprunts au dramaturge Shakspeare tout aussi bien que le dramaturge au lyrique ? M. Sidney Lee nous prie de prendre en considération un passage d’un livre intitulé : Willobie His Avisa et paru en 1594, où il est question d’un M. W. S. (encore des initiales ! ) qui vient de surmonter un grand chagrin d’amour. Mais, en admettant que W. S. soit bien réellement William Shakspeare, je suis obligé de prévenir le lecteur que Willobie (Willoughby) et son prétendu éditeur sont des êtres fantastiques sur lesquels nous ne pouvons parvenir à mettre la main, et que faire fond sur une assertion contenue dans cet ouvrage, c’est bâtir sur le sable.

Ce qui détermine, je crois, M. Sidney Lee, à assigner une date précoce aux Sonnets, c’est qu’il y découvre le mouvement de pensée et les habitudes d’expression qui caractérisent la première manière de Shakspeare. Voilà, enfin, une raison ! Elle ne convaincrait ni un géomètre, ni un juge d’instruction, mais elle