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entendre qu’il était seul à la trouver belle. Mais, quand il s’agit d’expliquer quel charme l’attire en elle, il se dérobe ironiquement. Dira-t-il qu’elle marche comme une déesse ? Non, car il n’a jamais vu marcher de déesse. Ainsi il jette l’une après l’autre, sur le tas des vieilles métaphores, toutes les comparaisons chères aux poètes amoureux. Enfin, le sonnet CXLI met de la façon la plus cruelle les points sur les i. Il peut se résumer ainsi en vulgaire prose : « Tu n’es pas jolie, tu es noire ; tu ne sens pas précisément comme une fleur ; ta peau de donne pas à mes doigts, experts aux voluptueux contacts, ces molles sensations dont ils sont avides. En somme, je ne puis t’aimer avec mes yeux, ni avec aucun de mes cinq sens ou de mes cinq esprits. C’est de l’amour sans cause physique, ce n’est même pas de la dépravation, ce n’est rien ; et pourtant cela existe. » Voilà qui est excessif et la préoccupation de l’antithèse est trop visible. La maîtresse, à force de défauts, devient aussi impossible à comprendre que l’ami est chimérique à force de perfections. Ne faut-il pas qu’ils s’opposent en tout l’un à l’autre et que, pour obéir aux lois du sonnet, ils donnent un visage à l’amour intellectuel et à l’amour animal ?

Mais les Sonnets nous fournissent une foule de traits avec lesquels il est aisé de retrouver l’homme et la femme qui ont réellement vécu et traversé la vie du poète. Que voyons-nous ? Un bel adolescent de grande race en qui apparaissent peu à peu la vanité, l’égoïsme, la sensualité. La poésie et l’art ne sont pour lui que des formes de jouissance, des moyens de décorer sa vie. Il a paru donner son attachement exclusif au poète, mais ce qu’il lui faut, c’est une cour et vingt admirateurs qui l’encensent. Etait-ce Pembroke ? Si. ce n’était lui, c’était un homme tout pareil à lui.

Elle, c’était le flirt d’une époque païenne, l’instrument d’amour que Boccace et l’Arétin avaient façonné pour le plaisir des hommes de la Renaissance. Etait-ce Mary Fitton ? Elle ou une autre… Je me demande pourquoi ce ne serait pas une courtisane au lieu d’une femme de la Cour, comme on l’a jusqu’ici si gratuitement supposé. Quand on songe quel respect Shakspeare garde, dans ses plus tendres familiarités, envers son ami, comment croire qu’il eût traité avec, cette désinvolture la femme, du monde dont il avait reçu les faveurs secrètes ? L’amour, alors, ne supprimait pas l’inégalité des rangs.