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de guerre, de sang et de mort.. D’autres leur succédèrent, encore plus intimes et peut-être plus poignans. Après les tueries grandioses, la voix disait les humbles douleurs, les deuils familiers, et les petits enfans mourant entre les bras des mères. Enfin, sur un lit d’hôpital, nous entendîmes gémir et mourir lui-même, abandonné, méconnu, le musicien de tant de morts. « Murs tout blancs, murs blafards, » soupirait la voix agonisante, et vraiment alors il nous sembla qu’entre les murs aussi de cette chambre s’était condensée toute la beauté de l’étrange musique, et toute son horreur.


I

Modeste-Petrovich Moussorgski naquit le 16/28 mars 1839 dans un village du centre de la Russie. Il fut un enfant heureux. Il aimait de tout son cœur la campagne, qu’il habitait, les contes que sa nourrice lui contait sans trêve, et la musique, que ses parens, musiciens eux-mêmes, ne lui défendaient point d’aimer. Souvent il s’approchait du piano, « se juchait sur le tabouret et, frappant les touches au hasard, il écoutait parler Baba-Yaga, Kotchéi l’immortel, Ivan Tzarévitch[1]. » Avant sa dixième année, le petit garçon fut en état de jouer des morceaux faciles de Liszt et même, avec succès, un concerto de Field.

Ses parens l’emmenèrent alors à Saint-Pétersbourg. Il y continua brillamment ses études musicales, tout en se préparante la carrière militaire. Les musiciens ont coutume, en Russie, de n’être pas seulement des musiciens : Borodine était chimiste et médecin militaire ; M. Rimsky-Korsakof a servi d’abord dans la marine, et M. César Cui, ingénieur, enseigna la fortification. Elève de l’école Pierre et Paul, puis de l’école des Porte-Enseigne, c’est à ses camarades que Moussorgski dédia sa première composition : Porte-Enseigne polka. En 1856, il entrait, avec l’épaulette, au régiment de Préobrajenski.

Plus âgé que lui de cinq ans, Borodine le vit alors pour la première fois. « Je venais, a-t-il raconté, d’être nommé médecin militaire. Moussorgski était âgé de dix-sept ans. Cette rencontre eut lieu à l’hôpital, où nous étions tous deux de service. Nous nous trouvions dans une chambre commune, aussi triste pour

  1. M. P. d’Alheim.