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connaître de pires servitudes que la servitude militaire : celles de la maladie et de la pauvreté. Sensible et nerveux à l’excès, il se cherchait lui-même et ne se trouvait pas. Promenant entre Pétersbourg et la campagne son éternelle inquiétude, tantôt il maudissait les champs et tantôt la ville. Il avait beau ne vivre que pour la musique, il ne réussissait pas à vivre d’elle. Il dut prendre un modeste et vulgaire emploi. Sa mère était morte, et son mal physique s’aggravait. Il habitait avec quelques amis, employés comme lui. Ils avaient surnommé leur association « la Commune, » en l’honneur d’un livre que le socialiste Tchernichewsky venait de publier[1].

En 1866, de plus en plus malade, Moussorgski finit par céder aux instances de son frère et de sa belle-sœur, qui s’étaient installés à la campagne. Il quitta « la Commune » et les rejoignit. Les deux années qu’il passa près d’eux furent les meilleures et peut-être les seules tranquilles et vraiment libres de sa vie. Revenu à Pétersbourg, il trouva l’hospitalité chez des amis et, dans de nouveaux bureaux, une nouvelle place. Sa musique demeurait ignorée. De 1868 à 1870, des fragmens de Boris Godounof, exécutés dans l’intimité, provoquèrent pourtant le plus vif enthousiasme. Dargomijski rayonnait et promettait à Moussorgski la gloire. Elle ne vint pas remanié, mutilé, mais représenté enfin, pendant l’hiver de 1874, Boris ne fut apprécié que par la jeunesse. A vrai dire, il le fut dignement. Pendant quelques semaines, on put « rencontrer, la nuit, sur le pont de la Liteïnaïa, des groupes de jeunes gens qui chantaient le chœur du peuple au dernier acte[2]. » De jeunes mains aussi, féminines, avaient tressé. pour Moussorgski des couronnes, où se lisaient ces mots : « Gloire à toi pour Boris ! — La Force s’est révélée. — Vers les rivages nouveaux ! » Mais les couronnes « furent interceptées et ne parvinrent à Moussorgski que quelques jours plus tard[3]. » La Force fit peur sans doute, et les « rivages nouveaux » ne furent témoins que d’un glorieux naufrage. Au bout d’une vingtaine de représentations, Boris disparut.

Moussorgski ne désespéra pas, mais son espoir fut court. La maladie et la pauvreté le serraient de plus près chaque jour. Il dut accepter un troisième et dernier emploi, misérable comme

  1. M. d’Alheim, passim.
  2. M. Stasot cité par M. d’Alheim.
  3. Id., Ibid.