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les autres, et qu’il ne put même pas conserver. Il eut reprit au loin une tournée de concerts, qui ne réussit point à le sauver. Il revint épuisé de fatigue. « Les hommes qui lui avaient donné des épaulettes et trois bureaux avec de la sandaraque le gratifièrent d’un lit à l’hôpital militaire Nicolas. Moussorgski est mort là, le 10/28 mars 1881, âgé de quarante-deux ans[1]. »


II

Musicien réaliste, avons-nous dit. Mais d’abord qu’est-ce à dire, ou, si cela s’entend de soi-même, peut-on le dire d’un musicien ? On le peut, croyons-nous, pour une raison générale et de plusieurs façons particulières, que nous essayerons de définir et de justifier.

Dans un beau livre, auquel nous revenons volontiers, l’Art et la Nature, Cherbuliez a écrit : « Tout art est une protestation contre la nature qu’il imite : mais, selon les cas ou les tempéramens, on imite ou on proteste davantage… Les uns sont plus préoccupés du caractère, les autres attachent plus de prix à l’harmonie. » C’est parmi les premiers qu’il faut ranger Moussorgski. Le grand musicien russe a surtout imité.

Mais la musique imite-t-elle, et qu’est-ce donc qu’elle imite ? Non pas sans doute les formes physiques. J’entends par là celles du corps humain et celles-là seulement ; car les autres, celles de la nature, ne lui sont point interdites et des paysages comptent parmi ses chefs-d’œuvre immortels. Ce que la musique imite surtout, c’est nous-mêmes : c’est le sentiment, la passion, lame enfin, imitable par les sons plus directement encore que par les paroles, par le relief, les lignes et les couleurs ; l’âme, dont l’imitation confère à la musique le droit de se dire et d’être en effet réaliste, parce que l’âme, en même temps que la plus idéale, est aussi la plus vraie et la plus vivante, en un mot la plus réelle des réalités.

Je n’oublie pas qu’il faut distinguer. L’expression de la sensibilité n’est pas toute la. musique, et toute musique n’est pas expressive au même degré. Beethoven écrivait à Bettina : « La musique est esprit et elle est âme. » Dans sa nature et dans sa beauté, l’un ou l’autre élément ne saurait faire entièrement défaut. La

  1. M. dAlheim.