Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensées amères, il semble vieilli de vingt ans. Les photographies ne sont point trompeuses : la guerre, pour Gambetta, fut l’occasion d’une crise intime et d’une collision constante avec son propre passé. Il n’avait pas le temps de mûrir en une retraite, loin des tribunes et loin des armées, l’évolution qui s’opérait en lui ; il devait agir en souffrant, et accumuler les responsabilités à mesure qu’il se sentait évoluer. Rien de commun, ici, avec ces élégantes acrobaties auxquelles est généralement contraint le leader d’une opposition, lorsqu’il prend la charge du gouvernement : le « repentir » de Gambetta, pour répéter le mot du poète, fut plus profond et surtout plus sincère.

Rappelons-nous les préjugés et les illusions de cette clientèle que l’évident déclin de l’Empire groupait autour du tribun. Il y avait, parmi cette jeunesse, une élite dirigeante, agissante, tonitruante, qui passait directement, des bancs de Sainte-Barbe ou des pensions du Marais, dans les cafés séditieux du Quartier Latin ; elle avait eu pour maîtres Eugène Véron, qui sous la République dirigea le Progrès de Lyon ; Eugène Despois, humaniste consommé, qui se consolait de l’Empire en traduisant Juvénal ; Frédéric Morin, qui avait rêvé, tout au début de sa carrière, d’une alliance entre le catholicisme et la démocratie, et qui, dans sa vieillesse, associait en une même antipathie le Pape et le César.

Les classes de ces trois professeurs étaient de perpétuelles leçons d’anti-militarisme ; le traité de la Tyrannie, d’Alfieri, les Propos de Labienus, de Rogeard, les vers manuscrits du jeune Richard, étaient servis et commentés aux écoliers désireux d’une « lecture. » On les reconnaissait ensuite dans le monde des écoles, les élèves de Véron, de Despois et de Morin : leur abondante culture classique alimentait incessamment leur appétit d’opposition ; contre celui qu’ils n’appelaient jamais que Napoléon le Petit, ils jouaient volontiers aux petits Brutus ; il n’était pas de niaiserie contre l’armée qui ne trouvât l’appui de leur créance et de leur faconde ; et leurs interlocuteurs d’alors se rappellent toujours ces haines d’avocats épris de paroles contre les « prétoriens » épris d’action ; cette manie de fraterniser avec la démocratie universelle, d’ennuyer les diplomaties par des manifestations inopportunes, et d’accueillir le Tsar en acclamant la Pologne ; et cette demi-conviction, s’échauffant dans la fumée des estaminets, que, pour donner une marque d’orthodoxie républicaine,