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un fort petit esprit, quand on le compare à Sénèque ; mais il était soutenu par un parti puissant, et il tirait une autorité particulière des fonctions dont l’empereur Vespasien venait de le revêtir. Professeur public d’éloquence à Rome, il allait combattre Sénèque devant la jeunesse, c’est-à-dire dans le milieu même où il triomphait.

Nous ne connaissons aujourd’hui cette lutte que par l’ouvrage de Quintilien, les Institutions oratoires, qu’il publia quand elle était achevée et refroidie ; il la réduit autant qu’il peut à n’être plus qu’un débat littéraire. On sent que le grand nom de Sénèque le gène un peu ; il a soin de ne condamner en lui que le chef d’une école nouvelle, ennemie de Cicéron et des orateurs anciens. Mais, avec les autres, il est plus à l’aise. Quand il parle des philosophes en général, il lui échappe des expressions qui montrent toute l’étendue de sa haine, et combien les attaques qu’il dirigeait contre eux devant ses écoliers devaient être vives. Il les accuse d’être des insolens, qui n’admirent qu’eux-mêmes et méprisent le reste des hommes, des gens qu’on croit des sages, parce qu’ils ont un visage sévère et une grande barbe, mais qui se livrent à tous leurs vices quand on ne les voit pas[1]. Nous sommes choqués de ces violences, surtout quand nous nous souvenons que les philosophes étaient alors chassés de Rome par un décret de Domitien et errans sur toutes les routes de l’empire. Mais ce qu’elles ont de déplaisant et de peu généreux ne doit pas nous faire méconnaître l’importance du débat. Il y avait autre chose, dans cette lutte de la rhétorique et de la philosophie, qu’une querelle d’école et une rivalité de métier. Aujourd’hui nous opposons la parole à l’action, mais alors la parole était regardée comme l’action même : elle dirigeait la politique, elle inspirait les résolutions qui font le salut ou la perte des États ; c’est elle qui menait le monde, regina rerum oratio ; par conséquent, le rhéteur, qui forge cette arme terrible, est vraiment l’homme sérieux et pratique. Le philosophe, au contraire, ne sort pas de ses théories et de ses chimères ; il n’a aucun contact avec la réalité et n’aborde jamais la place publique. Ses études sont celles d’un homme qui vit dans l’ombre du cabinet, loin de

  1. Ces paroles sont dures ; mais elles ne le sont pas plus que celles de Sénèque, quand il dit de toutes les sciences autres que la philosophie : An tu quidquam in istis credis esse boni, quorum professores turpissimos omnium ac flagitiosissimos cernis ?