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de pareille nulle part ailleurs au monde. Le Parisien n’est pas surveillé. Il est livré à lui-même. Mais il est sans cesse sous la puissance de la grande ville, comme les vagues montent et descendent l’une près de l’autre, tout en restant soumises à l’action obscure de la marée. Ce sont donc mille vies différentes cl très actives dans une même vie unique et énorme.

Ces millions d’individus ne souffrent que peu du contact social, parce que l’ignorance mutuelle où ils vivent l’un de l’autre le rend moins rude : l’envie n’est pas le vice dominant des Parisiens. Mais, en revanche, ils ne connaissent pas la résignation. Une excitation perpétuelle naît des tentations du luxe, de la provocation du succès, de l’incertitude du jeu, des hauts et des bas de chaque famille, de chaque rue, de chaque quartier. Un progrès, une mode, un caprice des foules font, du jour au lendemain, avec les pauvres, des riches, et inversement. Ce spectacle donne à la vie du Parisien une animation extraordinaire ; il est toujours entre la félicité et le désespoir.

Aussi, il adore le théâtre, qui lui donne l’image fidèle du drame perpétuel où se joue sa propre existence. Il est ingénieux à comprendre le travail des passions, parce qu’il sait, par sa propre expérience, que, si elles épuisent l’homme, elles le soutiennent et l’excitent. Cette vie animée, surchauffée, surmenée, devient, pour lui, comme une sorte de permanente ivresse. C’est une comburation constante et mutuelle de tous ces cerveaux et de chaque cerveau particulier, comme de ces charbons qui s’allument l’un de l’autre et, en brûlant, entretiennent le feu. Chaque individu a le sentiment, sans cesse accru par ces flatteries dont on entoure tous les souverains, qu’il contribue à la flamme qui éclaire l’horizon, et il bat son briquet, pour vivre d’abord, mais aussi pour ne pas rester obscur et ne pas passer inaperçu.

L’agglomération a, d’ailleurs, accumulé dans ce centre tous les élémens d’une excitation cérébrale continuelle. Ce ne sont pas seulement les établissemens d’instruction toujours ouverts et répandant à flots les données de la science théorique et pratique, les chaires tonnant, les presses roulant, les clubs hurlant, les musées, les théâtres, les concerts, les jardins, les expositions ramassant sans cesse sous les yeux du Parisien ce que la nature et l’histoire produisent de plus singulier ou de plus curieux ; c’est la foule elle-même donnant sans cesse un enseignement à la foule, c’est le trottoir de Paris instruisant Paris,