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les choses étant ce qu’elles sont, elles resteront ainsi envers et contre tout, qu’on ne les changera pas, que rien n’y fera rien ; — ils confondent, ceux-là, réalisme et fatalisme. Mais ceux-ci, à leur tour, confondent réalisme avec opportunisme : ils tentent inutilement d’agir, parce qu’ils vivent au jour le jour et presque heure par heure, suivent, disent-ils, les événemens, se livrent immobiles au mouvement des faits comme à une sorte de « trotloir roulant, » et non seulement ne cherchent pas à préparer et à amener le lendemain, mais ne se mettent point en peine de savoir ce qu’il sera, ni même s’il sera. D’autres enfin, confondant réalisme avec cynisme, ne séparent pas, ne distinguent pas la morale de la politique, répugnent à admettre qu’il y ait une morale politique et une morale morale, une morale d’État et une morale privée, entre lesquelles il puisse s’élever des conflits ou s’établir une hiérarchie de devoirs, si bien que l’homme d’État soit celui qui sait faire passer avant le devoir privé le devoir d’État. Ils ne comprennent pas que, de deux conduites à tenir dans un cas donné, l’une puisse être moralement plus digne, mais l’autre politiquement plus efficace, et qu’en ce cas, tout en étant inférieure moralement, au strict point de vue de la morale privée, ce soit la seconde qui, politiquement et du point de vue plus large de la morale d’État, soit cependant supérieure… Ces derniers donc, ou, portant dans la politique les scrupules de la morale privée, la vouent d’avance à l’infériorité et à l’insuccès, ou, enchaînés par les mêmes scrupules, s’abstiennent de la politique et s’en écartent avec horreur. Il n’est pas étonnant, et, sous un certain rapport, il est consolant que tout le monde ne puisse pas consentir le sacrifice nécessaire ; mais tout le monde non plus ne peut voir couler le sang, aussi tout le monde ne se fait-il pas chirurgien ; et aussi tout le monde n’est-il point marqué pour faire de la politique.

Le malheur est que tout le monde s’y croit appelé, et c’est une nouvelle difficulté qui vient accroître et renforcer les précédentes. Tout le monde ne disserte pas de chirurgie, mais tout le monde disserte de politique. Alors qu’il n’y a pas de science qui exige plus d’information, plus d’observation, plus de réflexion, plus d’instruction et plus d’éducation que la politique, et que l’art politique lui-même suppose toute cette science derrière lui, ainsi que la pratique de la chirurgie suppose une longue étude de l’anatomie, tout le monde pourtant se mêle de politique, tout