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habiter Paris. Sa préface nous donne la carte de ses pérégrinations et la nomenclature des lieux où il fit ses découvertes : le château et la métairie, le presbytère et la préfecture, l’usine et la mine. Ses premiers guides, nous dit-il, furent M. Taine, M. Renan, M. de Mun, Mgr Freppel, M. Clemenceau. Voilà des patrons fort différens et une bonne garantie d’éclectisme. L’explorateur a observé mille choses que nous ne regardons jamais. Il s’est soumis à des corvées rebutantes. Il est allé souvent à la Chambre des députés. Au chef-lieu, dans la bourgade, les conseillers généraux et les municipaux voyaient avec stupéfaction un auditeur qui formait à lui seul le public de leurs séances : c’était M. Bodley.

Je ne sais s’il se proposa d’abord de donner un pendant au Voyage d’Arthur Young, cet agronome qui notait au passage des traits de mœurs significatifs. L’ambition de l’écrivain aurait alors grandi en cours de route. Bien qu’il se défende d’imiter la méthode et les généralisations de Tocqueville, la Démocratie en Amérique est visiblement le modèle dont il tend à se rapprocher. On reconnaîtra l’empreinte de M. Taine sur une pensée qui échappe à cette influence par de brusques fuites, dès que l’insulaire revient à son irréductible originalité.

L’objet de son étude est le Français en tant qu’animal politique. Il l’a regardé avec une sympathie cordiale ; c’est du moins ce qu’il croit, déclare, et s’efforce de nous prouver. On l’étonnerait certainement, si on lui disait que cette sympathie trahit parfois, à son insu, la condescendance de l’homme qui se promène dans un jardin zoologique et s’écrie devant une famille de jolis petits singes : — Comme ils sont gentils, tout de même ! — Notre amical voisin ne pouvait pas sentir autrement, à moins de dépouiller son âme anglaise. Ceci n’est pas une critique : je constate une prévention nationale qui fut nôtre, et je l’envie. Jusqu’à une époque récente, le plus clairvoyant, le plus équitable des voyageurs français jugeait et louait les autres peuples d’un peu haut, avec l’indulgence affectueuse d’un bon supérieur pour son inférieur. Heureuses les nations chez qui le sens du relatif est altéré par leur intime satisfaction d’être elles-mêmes !

Ce n’est pas que M. Bodley abuse de la comparaison entre les deux pays, ni qu’il la tourne au détriment du nôtre. Il insiste en vingt endroits sur la qualité meilleure de tel élément, sur le service plus exact de tel rouage dans le mécanisme français.