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Il savait fort bien, d’un point de départ donné, tirer des conséquences à l’infini, mais sa logique était celle du géomètre, qui raisonne sur des figures tracées dans l’espace sans tenir compte de la résistance des milieux ; il ne paraissait pas soupçonner qu’un syllogisme peut être vrai sans être la vérité, parce qu’il existe d’autres syllogismes non moins vrais, qui le contre-balancent ; et que la véritable logique consiste à combiner dans une synthèse compréhensive tous les syllogismes vrais. Cette tendance à l’absolu en faisait un conseiller très dangereux : il tournait facilement an casse-cou, mais dans une situation déterminée, qui l’obligeait à se restreindre, il était un champion incomparable.

Il manquait de cette solidité d’esprit que donne le sérieux des études premières. « Tout honnête homme, disait Saint-Marc Girardin, doit, au moins, avoir oublié le latin, » il ne l’avait pas su. Il suppléait à cette éducation imparfaite par un travail infatigable. Dès cinq heures du matin, il était dans son cabinet, lisant, écrivant, coupant, composant sur les questions et les personnes des dossiers bien pourvus où il puisait dans ses polémiques. Il possédait, en outre, au degré supérieur, les deux qualités principales de l’homme d’action : le courage et la passion. Son courage allait aux dernières limites de l’intrépidité : les menaces augmentaient son audace ; plus il était assailli, plus il se montrait indomptable. Sa passion n’était pas moindre : parfois, survenant le matin, alors qu’il écrivait son article, je l’ai trouvé dans un transport égal à celui de l’orateur à la tribune. Au début d’une polémique, il s’avançait à tâtons, s’engageant sans sûreté, mais il ne tardait pas à rectifier son tir, et quand il avait enfin trouvé la véritable position, il devenait formidable. Pas de tartines plus ou moins léchées, des alinéas courts, de petites phrases précises qu’il assénait sur la tête de l’adversaire comme des coups de poing. Inépuisable en rabâchage, il tournait, retournait la même idée pendant des semaines et, à la fin, chacun répétait ses formules. Ses polémiques ont eu autant de succès que ses théories en ont eu peu. Rarement un homme a exercé, à certains momens, une influence plus immédiate sur les événemens ; néanmoins, il en vint à la thèse de l’impuissance de la presse : de ce que la presse ne peut pas tout, dont Dieu soit loué ! il concluait qu’elle ne peut rien, ce que son propre exemple démentait.