Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/793

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et le causeur se transformait en un orateur entraînant qui subjuguait les assemblées.

L’homme d’État est plus malaisé à démêler et à définir. A n’examiner sa longue vie que superficiellement, déconcerté par tant de mouvemens opposés et par tant de soubresauts, on serait parfois tenté d’adopter à titre de jugement définitif la boutade que j’ai recueillie un jour de la bouche de Cousin : « J’ai connu deux hommes d’Etat ayant des desseins, Sébastiani et Casimir Perler, Guizot n’en a jamais eu ; Thiers en a eu cinq cents ; il est comme la terre, il tourne sans s’en apercevoir. » Sa seule unité serait dans le sans-façon avec lequel, tout entier à sa passion présente, et oubliant qu’il a aimé ailleurs, il célèbre son immuabilité en changeant sans cesse.

Cette appréciation ne serait pas équitable. Il y a eu, dans les vues de Thiers, plus de fixité que ne disait Cousin. Il n’était pas de ces sectaires inconséquens qui, invoquant de prétendus principes, veulent introduire, dans la portion la plus mobile de la science du relatif cet absolu, qu’ils mettent leur ambition à exclure du domaine philosophique ; il ne croyait pas que la politique fût gouvernée par des règles inflexibles auxquelles on doit s’asservir ; il la considérait comme déterminée par des circonstances auxquelles il est nécessaire de s’adapter. Comme Benjamin Constant, comme Lamartine, comme les esprits supérieurs de tous les temps, il croyait que les formes de gouvernement, indifférentes en elles-mêmes, devenaient bonnes ou mauvaises suivant les circonstances et les hommes. N’attendez pas de lui une inébranlable constance à défendre la liberté ; il l’a beaucoup célébrée dans l’opposition, parce que ce mot magique remue les masses ; mais il en a montré peu de souci au pouvoir, et nul n’a mieux que lui justifié le césarisme[1].

  1. « Les années épuisent les partis, mais il en faut beaucoup pour les épuiser. Les passions ne s’éteignent qu’avec les cœurs dans lesquels elles s’allumèrent. Il faut que toute une génération disparaisse ; alors il ne reste des prétentions des partis que les intérêts légitimes, et le temps peut opérer, entre ces intérêts, une conciliation naturelle et raisonnable. Mais, avant ce terme, les partis sont indomptables par la seule puissance de la raison. Le gouvernement qui veut leur parler le langage de la justice et des lois leur devient bientôt insupportable, et, plus il a été modéré, plus ils le méprisent comme faible et impuissant. Veut-il, quand il trouve des cœurs sourds à ses avis, employer la force ? on le déclare tyrannique, on dit qu’à la faiblesse il joint la méchanceté. En attendant les effets du temps, il n’y a qu’un grand despotisme qui puisse dompter les partis irrités (Révolution, livre XLIII). »