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sa terre de Bel-Œil, il joignait l’exemple au précepte, ayant une âme champêtre à côté d’une âme mondaine, un vif sentiment et l’intelligence de la nature, un goût presque toujours excellent. A cette époque, l’influence de Jean-Jacques Rousseau et de Marie-Antoinette se manifestait avec éclat ; l’amour de la campagne devenait à la mode, chacun voulait avoir son petit Trianon ; la querelle des jardins anglais et des jardins français partageait le monde élégant, aussi ardente que la querelle des Gluckistes et des Piccinistes ; on portait aux nues les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre, Delille, et jusqu’aux médiocres essais de Saint-Lambert, de Boucher. Le prince de Ligne se place entre les deux systèmes, dont il signale avec finesse les abus et les mérites, il veut lui aussi actualiser la nature et naturaliser l’art. Le Beau lui apparaît l’ordre mouvementé, l’ordre vivant, et il veut que les jardins réunissent l’ordre et le mouvement ; « l’ordre sans le mouvement semble froid et ennuyeux, le mouvement sans l’ordre nous inquiète et nous fatigue. » Conserver le caractère de chaque scène, provoquer l’émotion, obtenir l’unité dans la variété, réaliser cet idéal, que de l’harmonie générale d’un paysage résulte la relation des parties entre elles, voilà le grand secret de l’art des jardins. Soutenir avec Amiel que tout paysage est un état de l’âme, c’est ne montrer qu’une moitié de la vérité : tantôt en effet le paysage crée un état de l’âme, et tantôt l’âme crée le paysage. Tel paysage provoque directement la gaieté, la sérénité, la tristesse : autrement il serait indifférent pour nous de contempler un champ de choux, une guinguette de la banlieue de Paris, le chaos de Gavarnie, la rade de Constantinople ou la baie de Naples.

Entre le jardin français, solennel, compassé comme un menuet, et le caprice anglais qui va parfois jusqu’à l’anarchie, le prince de Ligne cherche un moyen terme, se montre éclectique, permet de s’accommoder aux temps, aux lieux ; ne serait-il pas un des apôtres du style mixte ou composite, assemblage harmonieux du style géométrique et du style paysager, empruntant à l’un sa régularité, à l’autre son pittoresque ? Il aurait pu invoquer cet argument de conciliation : Mason, dans son poème des jardins anglais, déclare que <( Bacon fut le prophète, Milton le héraut, Addison, Pope et Kent les champions du jardinage et du vrai goût. » En réalité, les jardins naturels ou paysagers ont pour précurseur Dufresny, compositeur et auteur comique ;