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première curiosité. Nous les étudions sur des exemples particuliers, sur des espèces, sur des objets concrets, nous souciant peu des termes généraux. Mais voici que, peu à peu, à force d’examiner des cas particuliers il nous vient la curiosité de connaître l’ensemble ; à force de rassembler des notions concrètes, il nous vient le désir de résumer, en une notion dépouillée des aspects matériels et changeans, l’enseignement commun à toutes ces notions concrètes, que nous avons rassemblées, et qu’à notre issue l’idée abstraite est née.

Ainsi, pour avoir voulu satisfaire notre curiosité, à propos d’une plante, d’un événement politique, d’une machine, qui étaient sous nos yeux, nous en sommes venus à refaire pour notre compte, à découvrir une seconde fois, à réinventer la physiologie végétale, la philosophie de l’histoire, les lois dynamiques, et à manier, le plus naturellement du monde, les termes abstraits. En ce faisant, nous avons peut-être erré, tâtonné, fait l’école buissonnière, laissé des lacunes dans la trame de nos connaissances, et par conséquent perdu quelque temps ; mais nous avons fait une œuvre personnelle, une recherche passionnée, un travail ardent, et pas un instant notre attention ne s’est détournée, ni notre ardeur n’a fléchi. Nous n’avons peut-être pas acquis toutes les abstractions nécessaires, mais il n’en est pas une qui ne nous soit utile ; il n’est pas un mot abstrait dans notre mémoire qui ne soit riche, gonflé, pour nous, de significations concrètes, car ce n’est que pour renfermer toutes ces significations, que nous l’avons adopté. Ces lois générales, nous les avons un peu conquises, découvertes, parce que nous les avons désirées et cherchées. Nous nous les sommes, en quelque sorte, incorporées, il n’y a aucun danger que nous les oubliions désormais. S’il y a des lacunes, nous les comblerons avec le temps au gré des lectures ou des conversations. Mais le cadre est fait et s’il y a encore en nous quelques idées flottantes qui ne sont pas contenues et précisées par des mots, du moins n’y a-t-il pas un seul mot qui soit sans idée. L’homme a commencé par la curiosité, persévéré dans la joie, achevé dans la possession. Dans le précieux cellier où se conservent et où vieillissent les idées de l’homme, où elles déposent peu à peu ce qu’elles ont de trouble et dépouillent ce qu’elles ont d’amer, pour gagner sans cesse en force, en finesse, en clarté, peut-être n’y aura-t-il pas beaucoup d’amphores, mais aucune des amphores ne sera un trompe-l’œil pour le visiteur, chacune sera pleine d’un vin généreux.