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sa jeunesse, et il me semble qu’on en trouve encore quelque trace dans ses discours. N’est-il pas étrange, par exemple, qu’Agrippine accusée invoque sérieusement, pour sa défense, la divinité de Claude, devant des gens dont aucun n’ignore quel moyen elle a employé « pour précipiter son mari dans le Ciel ? » Comprend-on que Poppée, qui veut éloigner Néron de sa femme Octavie, l’accuse devant lui de relations avec un joueur de flûte égyptien, quand elle sait bien que c’est une calomnie dont Néron ne peut pas être dupe, puisque très probablement ils viennent de l’inventer ensemble ? Je suis tenté de croire que ces raisonnemens singuliers, qui surprennent chez un si bon esprit, et, d’une manière générale, que le plaisir qu’il éprouve à faire parler deux adversaires et à les faire si bien parler, à s’oublier lui-même et à se mettre à leur place, à imaginer pour eux des argumens qui ont plus d’apparence que de solidité, sont un souvenir de l’époque où, à l’école, il plaidait le pour et le contre, aux applaudissemens de ses maîtres et de ses camarades. — C’est ainsi que par momens, dans ce grave sénateur, dans ce consulaire qui approche de la cinquantaine, dans ce sévère historien, l’élève des rhéteurs reparaît.


VII

La gravité, qui est la qualité peut-être dont on est le plus frappé quand on lit Tacite, ne lui vient pas seulement de son caractère. Sans doute, c’était sa nature d’être grave, mais il l’est devenu davantage par la façon dont il a conçu l’histoire. Elle était pour lui, comme pour tous ceux qui l’avaient précédé, une sorte d’enseignement pratique de la morale. « Peu d’hommes, dit-il, distinguent par leurs seules lumières ce qui est honnête et criminel, ce qui sert ou ce qui nuit. Les exemples d’autrui sont l’école du plus grand nombre. » Si c’est l’histoire qui apprend ce qu’il faut faire et ce qu’on doit éviter, il s’ensuit que l’historien est comme un directeur de conscience, un prédicateur, presque un prêtre. On doit saisir, en le lisant, qu’il comprend la grandeur de la mission qu’il remplit. Par exemple, « il se gardera bien de broder ses récits d’accidens merveilleux et d’amuser ses lecteurs par des fables ; ce serait manquer à la gravité de l’œuvre qu’il a entreprise. » Il ne se croira pas obligé de