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qui l’ont suivi. L’imitation de Tacite donne le goût des tableaux dramatiques, des grandes scènes, des pensées générales ; on prend à Suétone ses descriptions réalistes, ses portraits saisissans, ses détails pittoresques, et l’on môle le tout ensemble. Ce que produit ce mélange et en quoi diffère la méthode d’aujourd’hui de celle d’autrefois, il m’a semblé que j’en avais une idée très nette en lisant certains passages de l’Antéchrist, où Renan s’est inspiré de Tacite en le mettant à la mode du jour. Il n’y a pas à proprement parler de portrait de Néron dans les derniers livres des Annales, mais Tacite le fait suffisamment connaître en le faisant agir. C’est le dernier produit d’une grande race dégénérée ; on aperçoit en lui quelque trace des anciennes qualités de sa famille, mais gâtées et corrompues ; il a le sentiment de sa naissance et méprise les affranchis qui ont gouverné l’empire sous Claude, mais il se laisse mener par les débauchés et les flatteurs ; il affecte de dédaigner l’argent et une fois il est sur le point de supprimer d’un seul coup tous les impôts indirects ; mais quand ses folies, qui coûtent cher, ont mis à sec le trésor, il accuse de complots imaginaires les gens riches pour avoir un prétexte de confisquer leurs biens ; comme les fils de grande maison, il court les rues de Rome la nuit, rosse les passans, insulte les femmes ; mais, si l’on résiste, il se souvient qu’il est le maître du monde et fait tuer ceux qui ont l’audace de se défendre ; ses ancêtres ont protégé la littérature et les arts, il en pousse le goût jusqu’à la manie, il se fait cocher et comédien ; il est cruel et lâche à la fois, il pense et dit que tout lui est permis, que son pouvoir n’a pas de bornes, mais, au premier murmure du peuple, il tremble de tous ses membres et lui accorde tout ce qu’il a demandé. Voilà le caractère de Néron, en ce qu’il a d’essentiel, et il est bien probable que Tacite, dans la partie des Annales que nous avons perdue, n’y avait pas ajouté grand’chose. Chez Renan le fond du portrait se retrouve, avec quelques détails de plus qu’il a demandés à Suétone, à Plutarque, à Dion Cassius. Les traits principaux y sont, mais plus fouillés, plus accusés, surtout pour les parties violentes et grotesques. Il a plus mis en saillie ses caprices d’enfant gâté, ses prétentions d’artiste, ses manies de cabotin. Dans un tableau qu’il est difficile d’oublier, il l’a représenté, pendant les fêtes de l’an 64, où de jeunes chrétiennes furent livrées aux hôtes, portant dans l’œil cette émeraude concave, qui lui servait de lorgnon,