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de réaliser ainsi postérieurement, par la généralisation des satisfactions individuelles, le bien de l’espèce[1]. » L’individualisme fait aussi le fond du socialisme de M. Andler et de M. Jaurès. « Le socialisme, dit ce dernier, est l’affirmation suprême du droit individuel… Bien n’est au-dessus de l’individu… C’est l’individu affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne désormais vertu et vie aux institutions et aux idées. C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme[2]. » Quelque absolue qu’elle paraisse, cette déclaration à la Protagoras n’en est pas plus claire, car il reste à savoir ce qui fait la valeur de l’individu humain, et si c’est simplement la somme de jouissances résultant de ses besoins satisfaits. Il semble, à un regard superficiel, que la fameuse maxime utilitaire et socialiste : « le plus grand bien du plus grand nombre, » offre quelque précision. Il n’en est rien. La forme arithmétique et abstraite laisse ici échapper le fond concret et moral. Le nombre ou la quantité n’est rien par soi : tout dépend de la qualité. Il s’agit donc de savoir quelle sera la qualité de ce « plus grand nombre » que le socialisme prend, comme Bentham et Stuart Mill, en considération. Mettez ensemble les animaux et les hommes, vous aurez un plus grand nombre ; mais vous n’aboutirez pas à un intérêt commun supérieur ; au contraire vous aurez noyé l’intérêt humain dans l’intérêt animal. Au sein de l’humanité même, mettez ensemble les anthropophages de l’Océanie, les nègres de l’Afrique et les Européens ; aurez-vous relevé ou abaissé l’intérêt du plus grand nombre ? Tout dépend de savoir où est cet intérêt, quelles qualités le constituent ; et il est possible que, dans certains cas, le souci de la quantité nuise à celui de la qualité. Même si le nombre embrassait la totalité des hommes, il n’en résulterait pas encore qu’il exprimât le véritable intérêt de l’humanité ; car il confondrait les meilleurs et les pires, les plus brutaux et les plus doux. La moralité n’est donc pas une question de mise aux voix, ni de nombre. Les socialistes individualistes n’arrivent pas à fonder rationnellement leur morale.

Mieux inspirés sont les socialistes humanitaires, qui

  1. Dr A. Vazeille, La question sociale est une question de méthode.
  2. Revue de Paris. 1er décembre 1898.