Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’efforcent de dépasser I individualisme ; mais réussissent-ils mieux soit à expliquer, soit à justifier leur point de vue universel ? C’est ce que nous devons examiner, pour suivre jusqu’au bout les socialistes dans leur voyage accidenté à la poursuite d’une morale.

Le principe de la doctrine humanitaire est que chaque individu sociable, par le fait seul qu’il naît dans une société, profite de tous les efforts antérieurs et, rationnellement, doit contribuer à son tour au bien coin m un. Un être doué d’intelligence ne peut pas ne pas comprendre cette situation, ne peut pas ne point se représenter sa dette sociale sous la forme d’un devoir social. Un être doué de sensibilité ne peut pas ne pas éprouver un sentiment de sympathie pour la société dont il est membre. Telle est la morale de la solidarité, et c’est la seule que puisse soutenir un socialisme conséquent, qui va jusqu’au bout de ses idées directrices.

La solidarité morale fut, dans l’antiquité, trop méconnue de l’individualisme stoïcien. Marc-Aurèle veut que le sage soit comme la source d’eau pure, où l’on jette en vain de la boue et qui a bientôt fait de la dissiper pour couler de nouveau transparente. Mais, peut-on lui répondre, si la montagne même d’où toutes les sources descendent est remplie de souillures, les sources, dès l’origine, couleront impures et empoisonnées. Le sage ne peut s’isoler en sa vertu orgueilleuse. « Ils tuent, ils massacrent, ils maudissent, qu’y a-t-il là, demande Marc-Aurèle, qui empêche ton âme de rester pure, sage, modérée, juste ? » — Oui, sans doute, le sage peut rester juste au sein de l’injustice, mais il ne saurait se complaire dans une justice isolée et impuissante : il sentira toujours sa solidarité avec la société qui l’entoure ; il ne pourra complètement s’estimer bon, si, à force de bonté, il ne rend les autres bous.

C’est ce que le christianisme a compris. Mais les socialistes sont peu disposés à reconnaître ce qu’ils doivent à l’idée chrétienne de charité. Le mot même de charité leur est devenu suspect, pour plusieurs raisons. D’abord, l’idée même fut associée à d’autres idées qu’ils rejettent : à celle d’un Père céleste, à celle du salut individuel, surtout à celle du petit nombre des élus avec exclusion d’une notable partie de l’espèce humaine, infidèles et hérétiques, — ce qui a parfois changé pratiquement la charité en persécution. Surtout, détourné de son vrai sens, le