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d’argent, il pourra employer plus d’ouvriers et même les payer mieux. C’est le grand argument que les économistes opposent aux socialistes. Mais que répondent ces derniers ? — L’intérêt du capitaliste, disent-ils, n’en est pas moins d’employer à son profit, dans l’espace de temps le plus rapproché et au meilleur marché possible, la force de travail ou l’énergie vitale qui appartient à l’ouvrier, ce dernier dût-il s’épuiser bientôt. — Les harmonies d’intérêts solidaires, qui sont réelles, malgré les exagérations d’un Bastiat, n’empêchent donc nullement les antinomies d’intérêts solidaires, qu’un Proudhon se plaisait à entre-choquer. Bref, le déterminisme, qui lie les effets aux causes et les causes entre elles, les moyens aux fins et les tins entre elles, aboutit aussi bien à des conflits déterminés qu’à des concours déterminés : le patron et le salarié étant solidaires, ce fait brut peut entraîner la lutte autant que l’union.

Aussi la morale de la pure solidarité peut-elle aboutir ou à la pratique de l’intérêt ou à celle du désintéressement. Puisque nous sommes solidaires, dévouons-nous pour les autres, diront les « altruistes ; » puisque nous sommes solidaires, employons les autres à notre propre bien, répondront les égoïstes. — Liés, faisons servir la chaîne à tous. — Liés, tirons à nous la chaîne si nous sommes les plus forts et s’il y va de notre intérêt ou de notre vie. Deux forçats attachés au même boulet ne sont pas pour cela, en tout et pour tout, deux amis. La solidarité est ce que valent les êtres solidaires. S’ils s’aiment préalablement entre eux, elle sera solidarité d’amour. S’ils se détestent, elle sera solidarité de haine ; dans les deux cas, il y aura toujours action et réaction inévitable des uns sur les autres, influence mutuelle avec contre-coup de chacun sur l’ensemble et de l’ensemble sur chacun. Les vagues de l’océan sont aussi bien solidaires dans le choc de la tempête que dans la paix des jours sereins.

Si incapable est le principe de solidarité, à lui seul, de fonder la moralité, qu’un philosophe éminent l’a fait servir à expliquer les altérations mêmes que chacun, dans sa conduite, est obligé d’imposer à la moralité idéale pour la concilier avec les exigences de la pratique. Selon M. Renouvier, la « morale concrète » est moins une application qu’une dégradation de la « morale abstraite ; » dégradation causée, par ce fait que les hommes, solidaires dans le mal comme dans le bien, ne peuvent compter sur une bonne volonté mutuelle et sur une mutuelle